:: Per Henriksson
Quant au sens de la formule « se dégager de l'ordre existant », nous le connaissons déjà. C'est la vieille illusion selon laquelle l'État s'effondre de lui-même sitôt que tous ses membres s'en retirent et l'argent perd sa valeur si tous les travailleurs refusent de l'accepter. La forme hypothétique de la phrase traduit, à elle seule, ce que ce vœux pieux a d'illusoire et d'impuissant. C'est la vieille illusion selon laquelle il dépend du seul bon vouloir des gens que changent les conditions existantes, ces conditions étant des idées. – Karl Marx, L'idéologie allemande
À première vue, il semblerait que les deux revues, Dissident et Riff-Raff aient un grand nombre de points en commun. Les deux projets partagent théoriquement la même curieuse approche. Plus précisément, les deux prêtent une attention étroite au terme de « communisation » en tentant de penser comment le rapport capitaliste peut être dépassé et le communisme institué1).
En collaboration avec Federativs, la maison d'édition de la SAC (le syndicat anarchosyndicaliste), Dissident, la revue du « groupe Batko », qui se considère comme étant une « communauté dont les liens restent vagues », a publié son troisième numéro fin 2008. Avec ce troisième numéro, intitulé « Vers quoi nous dirigeons-nous ? », la revue est ouvertement inspirée par le système conceptuel que nous retrouvons dans les textes de Marcel qui ont été publiés par Riff-Raff dans plusieurs numéros, en particulier sa scission du concept de communisation en deux dimensions, une externe et l'autre interne2). Nous avons appris que Marcel fait maintenant partie de cette « communauté », après avoir quitté le groupe, dont les liens sont vagues, qui édite Riff-Raff.
La question d'ensemble à laquelle je veux m'attacher est la compréhension et l'utilisation du terme communisation par les dissidents, une approche qui à mon sens diffère de toutes les autres compréhensions, y compris la mienne, qui soient apparues dans les discussions qui ont eu lieu autour de ce concept ; par exemple les discussions entre Gilles Dauvé, Théorie communiste, Bruno Astarian, Endnotes, Riff-Raff sur le concept et sa compréhension, et les débats dans Meeting. C'est ce que je ferai en mettant en avant certaines questions telles que : Est-ce que la communisation doit être comprise comme un processus social révolutionnaire violent ou un travail de sape et une fuite invisibles, une « transition latente » ? Est-ce que les mesures communistes sont quelque chose que le prolétariat est forcé de prendre quand la lutte de classe quotidienne atteint un point critique, quand elle atteint sa limite, ou est-ce qu'il s'agit plutôt d'une défection de chaque prolétaire et d'un refus de son rôle ou de sa fonction de producteur de plus-value, ce qui implique que la communisation soit une tension permanente à l'intérieur du rapport capitaliste ? Est-ce que la communisation peut se répandre ponctuellement en rompant peu à peu avec « le temps et la géographie » de la totalité capitaliste et qu'ainsi la totalité est rendue obsolète, ou est-ce que la communisation doit se répandre comme une traînée de poudre à travers le rapport capitaliste à un niveau social ? Est-ce que la communisation peut être une « période de transition » ou s’agit-il, au sein d’un seul et même processus, d’abolir les classes et avec ça d’abolir le capital, et d’établir des rapports inter-individuels communistes ? Au bout du compte, il semble que ce qui se joue ici, c'est les différentes façons de comprendre la société et l’individu dans le mode de production capitaliste : à savoir si l’Individu est plus ou moins libre du choix de ses actions ou si c’est la société, c'est-à-dire le rapport de classe/capitaliste qui détermine la marge de manœuvre de l’individu et de la classe sous laquelle il est subsumé – en bref, on a là deux approches distinctes : un « individualisme méthodologique » au sens wébérien, et un « marxien », selon lequel l’homme est défini par « l’ensemble des rapports sociaux » – rapports qui agissent sur, qui déterminent et qui, comme abstractions, dominent l’individu tel qu’il apparaît.
Les dissidents et moi ressentons également le besoin de définir une nouvelle problématique basée sur la situation actuelle. Pour moi cette situation est le rapport/la contradiction de classe telle qu’elle est historiquement déterminée. Les dissidents, de leur côté, semblent ramener cette situation à une dimension purement « logico-conceptuelle » qui nécessairement n’est pas historiquement déterminée ; pour eux la communisation est « intemporelle », « transhistorique », quelque chose d’invariant, etc. Je comprends le moment actuel comme étant l’expression spécifique de la contradiction de classe telle qu’elle est issue de la restructuration capitaliste, qui a eu lieu entre les années 70 et 90, de la fin du précédent cycle de luttes et, avec elle, la mort du programmatisme. Pour donner un exemple, le blog Hacceitas, avec le billet « Sur le messie du communisme » (février 2007), relève de cette problématique en considérant « le symptôme de toutes les morts » : « la mort du mouvement ouvrier, la mort des grands récits, la mort de la subjectivité ». Mais au lieu d’essayer de fonder son approche théorique sur les nouvelles formes de la lutte de classe, les possibilités de dépassement qu’elle produisent, ainsi que les limites atteintes dans la lutte réelle, sociale, on doit se tourner vers un « monde au-delà », qui se réclame de l'« altérité » et, pour cette raison, qu'il est « impossible de limiter avec les outils théoriques d’aujourd’hui ». Même si je ne poserais pas le problème de la même façon – pour moi cette description semble plus postmoderne que post mortem – je ressens le même vertige face à l’inconnu. Pourtant, en fin de compte, je suis assez certain que la question est celle des luttes de ce monde, que le prolétariat en tant que classe est une négation comme moment interne de ce qui est nié, et que ce dépassement produit, la révolution comme communisation, est un développement de la contradiction. Les dissidents, quant à eux, ne voient rien dans la contradiction du rapport de classe qui indique un dépassement produit du rapport. D’après eux le capitalisme en soi, comme mode de production antagoniste, comme société de classes, n’a pas un caractère historiquement transitoire, n’est pas un mode de production relatif. Son possible effondrement doit par conséquent trouver sa cause dans quelque chose d’autre, c'est-à-dire quelque chose d’autre que la lutte de classe. La porte s'ouvre lorsque « des prolétaires réels » se dégagent de leurs fonctions de « travail-pour-soi » et « se définissent comme un parti » (Marcel, « Attaque/défection »). Il me semble que les dissidents, face à la contrerévolution de la restructuration et à la défaite des luttes prolétariennes de l’après-68, adoptent un perspective face à l'action semblable à celle que Marx décrivait dans son « 18 Brumaire » : chercher « à sauver sa peau dans le dos de la société, de façon privée, dans les conditions limitées de sa vie, et donc d’échouer nécessairement. » D’après les dissidents l’individu se soustrait à la poigne de fer de la société capitaliste et met en place « une autre façon de vivre et d’exister ». (Dissident n°3)
Mais qui est cet individu, et qu’est-ce que la société ? Pourquoi, à un moment, « affiche-t-il un sourire narquois, bouffi d’arrogance et est-il préoccupé par les affaires » et à un autre est-il « timide et retenu » (Capital Livre I) Pourquoi apparaît-il une fois comme capitaliste et une autre comme prolétaire ?
Dans la société capitaliste les rapports sont renversés – les rapports sociaux entre les individus sont transformés en rapports sociaux entre les choses. « L’individu porte sa puissance sociale, tout comme son lien avec la société, dans sa poche » (Grundrisse), c'est-à-dire sa possession de monnaie. Comme le dit Marx, ce qui semble tout d’abord être un paradoxe, c’est que l’époque qui produit le point de vue de « l’individu isolé » (Grundrisse) – tel qu’il apparaît dans l’économie politique et dans notre façon quotidienne de penser – est aussi précisément celle des rapports sociaux les plus développés jusqu’à lors. Là, les individus sont assujettis à la production sociale, qui existe « en-dehors d’eux comme leur destin » (Grundrisse). Cette liberté individuelle historiquement déterminée est en même temps « la soumission la plus totale de l’individualité sous les conditions sociales qui prennent la forme de puissances objectives, et même d’objets écrasants – ou de choses indépendantes des rapports entre les individus eux-mêmes » (Grundrisse). Ces « objets écrasants » sont toutefois produits par les individus, mais sont hors de leur contrôle et établissent donc « un monde pour eux-mêmes, tout à fait indépendant et séparé » d’eux (L’idéologie allemande). Le capital est une « chose sensible – supra-sensible » (Le Capital, Livre I) et les individus sont « dominés par des abstractions » (Grundrisse). L’individu est dépendant du monde entier pour la satisfaction de ses besoins, aujourd’hui bien plus qu’en 1846. Du fait que le capitalisme, comme société de classe, définisse ses membres individuels comme membres particuliers, comme « individus moyens », la classe prend une « existence indépendante contre les individus » ; leur développement individuel est déterminé par leur appartenance de classe et ils sont « subsumés » sous cette appartenance (L’Idéologie allemande). Il est, comme Marx l’écrivait dans ses Grundrisse, « impossible pour les individus d’une classe, etc. de les [ces rapports externes] dépasser en masse sans les détruire ». Dans des circonstances très particulières, l’individu peut parvenir au sommet de ces rapports externes, « mais la masse de ceux qui subissent leur loi ne le peuvent, puisque leur simple existence signifie la soumission, la soumission nécessaire de la masse des individus. »
Qu’est-ce qui distingue les individus au travail dans le mode de production capitaliste de ceux des autres modes de production le précédant ? Comment le rapport de classe peut-il être reproduit alors que les travailleurs sont reproduits et n’échangent leur marchandise, leur force de travail, contre l’argent du capitaliste, qu’à contrecœur ?
Dans le mode de production capitaliste, la classe ouvrière est « une classe dépendant des salaires » (Le Capital, Livre I). Les producteurs du surproduit dans ce mode de production sont des travailleurs libres, en comparaison par exemple des masses laborieuses du féodalisme, des esclaves de la Grèce antique, etc. Ils sont aussi libres vis-à-vis des moyens de production de leurs moyens de subsistance. Dans le capitalisme, « le travailleur “libre”… conclut un accord libre, c'est-à-dire est contraint par les conditions sociales de vendre l’intégralité de son activité, sa capacité même à travailler, en échange du prix de ses moyens de subsistance habituels, de vendre son droit d’ainesse pour un plat de lentilles » (Le Capital, Livre I). Même si la valeur de la force de travail totale égale le prix de ce total, le prix et la valeur de la force de travail varient dans chaque pays, région, ville et ainsi de suite, même au niveau des travailleurs individuels, ce qu’elle doit nécessairement faire. Mais « que ce paiement soit élevé ou pas », le travailleur est exploité comme travailleur. Certains groupes de travailleurs, les travailleurs de certaines usines dans certains pays, régions, peuvent parfois et/ou avec le temps, recevoir un salaire supérieur au prix moyen de la force de travail. Le salaire n’est pas seulement le prix minimal de la reproduction physique de la force de travail, mais contient aussi ses parties « historiques » et « morales ». Les moyens de subsistance qui entrent dans la valeur de la force de travail sont évalués selon la valeur de moyens de subsistance et non leur quantité, et varient par conséquent avec la force productive du travail. Le procès de reproduction capitaliste « empêche ses instruments conscients de lui échapper, en retirant sans cesse au travail son produit et [en] le portant au pôle opposé, le capital. » (Le Capital, Livre I, chapitre 23.) Ainsi, le salarié, avec toute sa liberté socialement imposée, est lié au capitaliste par des « liens invisibles ». « Le mouvement ascendant imprimé aux prix du travail par l'accumulation du capital prouve, au contraire, que la chaîne d'or, à laquelle le capitaliste tient le salarié rivé et que celui-ci ne cesse de forger, s'est déjà assez allongée pour permettre un relâchement de tension. » (Le Capital, Livre I, chapitre 25.)
Il va sans dire, alors, que la marge de manœuvre des travailleurs individuels diffère selon les individus, les entreprises, les pays. Dans la mesure où l’on parvient à se ménager une existence dans laquelle le salaire couvre plus que le strict nécessaire à la survie physique, on peut, exceptionnellement, être à même de choisir de rejeter pour soi-même une partie du niveau de vie spécifique déterminant sa valeur particulière de force de travail : on peut vivre à l’étroit, être végétarien, voyager en bus, certes la liste des exemples triviaux est extensible jusqu’à l’ennui. Mais dès lors que l’on parle de classe ouvrière, cette marge de manœuvre est absente, à part pour les fluctuations occasionnelles dans la valeur de la force de travail totale. Même si avec un de nos dollars quotidien on peut recevoir un ou deux bols de riz dans un sweatshop chinois, la possibilité là-bas de faire défection et d’assurer sa simple existence physique est complètement limitée. Cependant, si, étant ingénieur informatique, ouvrier sur une plateforme pétrolière ou quelque chose de similaire dans un pays occidental, malgré cela, en renonçant à une partie de son niveau de vie et parce qu'on a la possibilité de faire un crédit, on achète une parcelle de terre et que le climat est favorable etc., on peut, une fois encore de façon exceptionnelle, être à même de s’installer dans une vie non-capitaliste, du moins en apparence. Cela ne sera certainement pas le communisme, même si on cesserait de dépendre du salaire.
Le procès de production capitaliste ne produit pas simplement des marchandises, de la plus-value, des déchets et des micro-traumatismes répétés. Pris comme procès de reproduction, il produit et reproduit « au cours de son propre procès la séparation entre la force de travail et les conditions du travail. » (Le Capital, Livre I) Si l’on considère la société bourgeoise au sens large, « le résultat final du procès de production social apparait toujours comme la société elle-même, c'est-à-dire l’être humain lui-même dans ses rapports sociaux » (Grundrisse). Le capital présuppose le travail salarié ; le travail salarié présuppose le capital. Ils ne rentrent pas en contact l’un avec l’autre par accident – ils portent en eux tous leurs rapports économiques avec la marchandise qu’ils visent à échanger, et parce que c'est un rapport de production, la subsomption, et tout le reste, le travailleur appartient au capitaliste même avant de lui vendre sa force de travail. Au cours de son procès, ce « rapport économique » reproduit la séparation des conditions du travail des travailleurs et donc « reproduit et perpétue les conditions sous lesquelles le travailleur est exploité » (Le Capital, Livre I) En posant le rapport de production de façon formelle, il semble qu’il s’agisse d’une « tautologie », ce dont Marcel parlait dans son « Communisme de l’attaque et communisme de la défection », dans Riff-Raff n°7 (2005).
Cependant, la conclusion, encore une fois, de la critique de l’économie politique de Marx est que le capitalisme, étant un mode de production contradictoire, est historiquement déterminé et transitoire; son extinction est implicite dans son concept. Même si, pour devenir une « réalité empirique », une révolution sociale est nécessaire, elle ne peut être mathématiquement prévue ou planifiée. D’un côté le capital se reproduit par ses contradictions, mais de l’autre les rapports de production et de distribution développent « autant de mines pour le faire sauter » (Grundrisse) – par une révolution communiste qui abolisse les « conditions externes », ce qui sera difficilement une « tranquille métamorphose ». S’il devait en être ainsi, le capitalisme ne serait pas un mode de production historiquement déterminé et transitoire, et nos tentatives de le foutre en l’air seraient « chimériques ». Dans sa préface de 1859, Marx est encore plus prophétique : « le mode de production bourgeois est l’ultime forme antagonique du procès de production social – antagoniste non dans le sens d’un antagonisme individuel mais d’un antagonisme qui émane des conditions sociales d’existence des individus – mais les forces productives qui sont développées par la société bourgeoise créent aussi les conditions matérielles pour une solution à cet antagonisme. La préhistoire de la société des hommes prend ainsi fin avec cette forme sociale. » Et il insiste dans sa « Postface » à la seconde édition du Capital sur le fait que la dialectique, sous sa « forme rationnelle… contient dans sa compréhension positive ce qui existe simultanément comme reconnaissance de sa négation, son inévitable destruction… »
En même temps que le rapport capitaliste se reproduit et reproduit ses conditions préalables, c'est une « contradiction en procès » en ce que le capital s'efforce de réduire sa seule source de plus-value à un minimum et ainsi, au niveau du système, ses lois de fonctionnement tendent à saper ses propres fondations. « La véritable barrière à la production capitaliste est le capital lui-même. » (Le Capital, livre III, chapitre 15) Le rapport capitaliste comme processus d'accumulation est sa propre nécrologie. La baisse tendancielle du taux de profit, c'est l'exploitation, c'est donc la lutte des classes. Bien que cela ne nous dise pas quand le capitalisme va être aboli, sur son niveau d'abstraction spécifique, c'est une indication de ce que le rapport capitaliste est « une contradiction en procès ». L'anéantissement du mode de production capitaliste est implicite dans son concept, mais « la preuve du pudding, c'est qu'on le mange »3).
Si on considère la communisation comme un concept logique, la pensée est plutôt classique : on pense qu'on peut trouver une forme de « logique anti-économique » dans le refus du travail et les tendances similaires, et que cette logique postule une communauté qui est étrangère au capital … De là, on mise sur ce qui semble pouvoir s'aliéner du capital et de ses déterminations. – Gracchus
La problématique des dissidents est fondée sur l'idée que, quand le capital a subjugué toute la société, il devient un mouvement circulaire infini et tautologique, qui est simplement dynamique à l'intérieur de son organisme statique. Ce qui forme une partie de, et est déterminé par, le rapport capitaliste peut alors seulement lui appartenir et se mouvoir, avec plus ou moins d'inquiétude et de rébellion, à l'intérieur de cette relation. Le rapport capitaliste définit ses pôles, c'est-à-dire ses classes ; leur opposition n'est valable qu'à l'intérieur de ce rapport et ils se conditionnent mutuellement l'un-l'autre. Pour les dissidents, la dialectique du mode de production capitaliste vu comme totalité devient plus une interaction causale entre les pôles de la relation, ce qu'ils appellent une « logique dichotomique ». En présentant la relation comme une « tautologie », l'accumulation comme développement historique disparaît. Pour eux, le rapport n'est pas un tout contradictoire, encore moins une « implication réciproque », mais « une relation binaire » (Marcel, « Attaque/Défection»), qui referme toujours son cercle et recommence encore une fois. Ainsi, prétendent-ils, il n'y a aucun « résultat immanent » de la contradiction qui « tende à la saper » ; son seul résultat c'est « la perpétuation de ses conditions dialectiques ». Plutôt, la possibilité de surmonter cette logique formelle reposerait dans les tentatives des « prolétaires réels de se détacher de leur fonction en tant que travail-pour-soi … »4) Dans Dissident n°3, nous pouvons lire ainsi :
Quand la politique oppositionnelle devient une telle pratique incontrôlable, anti-politique, alors certaines parties de la classe – parce que le prolétariat est toujours stratifié et différencié – agissent contre leur intérêt dans leur rôle de fonction au sein de la totalité du processus de production. Un tel désintérêt pour le fait de fonctionner comme la subjectivité du capital établit un dualisme, une incapacité de la part du capital à intégrer le travail dans sa dialectique en le posant comme non-capital. À un tel moment, le travail a en partie perdu sa fonction de valeur d'usage pour le capital, en partie évité la production de subjectivité et des besoins qui résultent de la nature double du travail et de la marchandise. Les travailleurs individuels privés fonctionnent maintenant comme des externalités au capital et au travail. Ils ne demeurent plus dans une relation nécessaire ou dialectique à la nature sociale du travail total. Le travailleur s'est libéré de la dialectique du capital en refusant d'exécuter sa fonction au sein de la totalité ; il se met dans une relation non-dialectique au capital. – « La diachronie du communisme : sorties et efforts pour s'échapper »
Sans aucun doute, les dissidents adorent les robinsonnades. L'individualisme apparent de la société bourgeoise et la nature – à première vue – binaire de la relation conviennent très bien à leur logique, lui vont comme un gant. Mais cette relation apparemment simple repose sur une égalité qui est « déjà bancale » en ce que les deux pôles se situent l'un pour l'autre dans une relation économique déterminée : une relation d'exploitation. On a l'impression que l'argument des dissidents repose sur une compréhension naïve de la logique du capital – et de la logique du Capital. Ils la comprennent comme une relation simple, une relation avec des déterminations formelles-logiques, et non pas comme une contradiction en procès déterminant les classes qui en font partie, comme implication réciproque, dont les seuls composants, les « prolétaires réels » dans ce cas, sont déterminées deux fois – comme classe sous le capital, comme individu sous la classe. (Bien sûr, le capitaliste aussi est déterminé par son appartenance de classe.)
Cela devient plutôt absurde quand les dissidents utilisent des termes tels que « travailleurs privés » pour parler du refus du travail par des travailleurs individuels, puisque « travailleurs privés » est plus un critère formel pour désigner le travail libre / travail salarié capitaliste comme la condition préalable nécessaire du capital en tant que tel (voir ci-dessus), ce que Marx contraste avec le travail sous les précédents modes de production, comme « le système de production patriarcal rural » et « le travail commun dans ses formes spontanément développées tel nous le trouvons parmi toutes les nations civilisées à l'aube de leur histoire » (Cf Contribution à la critique de l'économie politique).
De la même manière, il est problématique d'interpréter comment le communisme est empiriquement possible dès le niveau abstrait de l'échange de marchandises, qui inclut l'échange entre le vendeur et l'acheteur de la force de travail, où, purement et simplement, il semble que le travailleur = non-capital et le capital = non-travail, ce qui est une détermination formelle dans l'exposition dialectique systématique de Marx. Ce « est égal à » implique qu'ils sont équivalents l'un de l'autre. En tant qu'échangeurs de leurs marchandises respectives, l'ouvrier et le capitaliste, « le propriétaire d'argent », sont « égaux au regard de la loi », le premier comme vendeur de sa force de travail, le deuxième comme acheteur de celle-ci. Tous deux échangent leurs marchandises et dans les deux cas aucune violation des principes du libre échange n'a lieu. Mais, comme l'a dit Marx, « entre droits égaux, la force décide » (le Capital, livre I). Comme si tout le problème résidait dans une sorte de logique formelle directe, les dissidents maintiennent que si le travail se retirait de son rôle, le capital perdrait la seule valeur d'usage qui peut le valoriser – et voilà, ce dernier est rendu « obsolète ». Une logique simple, symétrique, une relation binaire dont l'un des facteurs est retiré et la relation comme telle cesse d'exister, si et seulement si… Dans les catégories pures de l'analyse de la marchandise, des « conditions historiques définies » sont impliquées – une enquête de ces conditions, cependant, « aurait été étrangère à l'analyse des marchandises » (le Capital, livre I), comme Marx nous l'a précisé. Les dissidents semblent croire que cette relation comme telle existe empiriquement. Eux aussi font abstraction des conditions préalables historiquement déterminées, non comme Marx – en raison du mode de présentation de la critique, ou en raison de la structure systématiquement dialectique du Capital5) – mais absolument, une fois pour toutes. Ayant leur point de départ dans les plus pures abstractions, ils voyagent, par voie « d'approximations de plus en plus poussées » (Gracchus), vers une compréhension concrète, vers le niveau empirique, qui peut à ce moment-là être exprimé dans des analyses sur la composition de classes et dans des enquêtes ouvrières.
De la même manière qu'Harry Cleaver, les dissidents ignorent complètement les médiations et les transitions entre les catégories marxiennes. Ils ne tiennent pas compte, lorsqu'ils choisissent de citer des termes ou des passages, de leur emplacement dans la présentation dialectique systématique de Marx, et en général de la relation entre le logique et l'empirique. Cependant, la communisation ne se fait pas sur papier et la lutte des classes n'est pas un « ruban de Möbius » dans lequel en avançant, on en reviendrait seulement exactement au point de départ. Le refus d'un acteur individuel ou son retrait ne sapent pas en soi le système capitaliste en tant que mode historique de production, en invalidant, toujours et dans chaque cas, le concept logique de capital.
Les dissidents semblent se servir du « produit symétrique » cartésien lorsqu'ils avancent cette soit-disant relation binaire. Si A = B, alors la relation est rendue obsolète si l'on supprime n'importe lequel des facteurs. Et bien sûr il ne leur vient jamais à l'esprit que le capitaliste puisse abdiquer. Ainsi, c'est par le refus du travail, par le refus de jouer son rôle de travailleur, etc., que les travailleurs « réels » abolissent le concept de capital et avec cela la relation comme telle, dans chaque cas. Dans le monde du discours peut-être, mais le capitalisme ne peut pas être aboli avec des paroles. Des phénomènes sociaux sont abolis par des processus sociaux. Selon moi, ce n'est ni assez, ni même possible de « faire défection », de tourner le dos au capital ou au travail, et tout en détournant la tête, de murmurer quelques phrases banales et acerbes à son sujet.
Mais si nous levons la tête et essayons de voir la merde telle qu'elle apparaît devant nos yeux – par exemple lors d'un « jour moyen », sur un « lieu de travail moyen » (Dissident n°3) – ou, pourquoi pas, si nous lisons un peu plus loin dans l'opus magnum de Marx6), il devient évident que la relation de classe est plutôt asymétrique en ce que c'est toujours le travail qui est subsumé sous le capital. Tout apparence d'équivalence disparaît aussitôt que nous comprenons comment la logique est pratiquement déterminée7).
Les « travailleurs particuliers », ou « les travaux privés », du discours individualiste des dissidents, se libèrent du travail total, mais dans la réalité ils « s'entrelacent comme ramifications du système social et spontané de la division du travail » (Le Capital, livre I, Chapitre 1, « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret »). La compréhension des travailleurs productifs qui est exprimée dans ce discours est, comme Marx nous a dit (par deux fois), « en étudiant le procès de travail sous son aspect le plus simple […] tout à fait insuffisante dès qu'il s'agit de la production capitaliste» (le Capital, livre I, chapitre 16, et chapitre 7, note 7). Une fois que le procès de production capitaliste revêt son caractère de coopération, les concepts de travail productif et de travailleur productif sont nécessairement prolongés et transformés. Avec l'introduction de la machinerie automatique, « il suffit d'être un organe du travailleur collectif et d'en remplir une fonction quelconque » (le Capital, livre I), pour être condamné à ce « malheur ». Dans le procès de production capitaliste développé, le travailleur trouve sa place à côté de ce procès au lieu d'en être son agent principal. De cette manière, le capital pose « le travail superflu comme la condition – question de vie ou de mort – du travail nécessaire. (Grundrisse). C'est cela qui fait du capital une contradiction en procès (une contradiction en mouvement), essayant de réduire le travail nécessaire à un minimum tout en ayant le temps de travail comme seule source et mesure. C'est la « tendance nécessaire du capital » et en même temps ce qui en fait conceptuellement un mode de production historique transitoire. « Le capital œuvre ainsi à sa propre dissolution comme forme qui domine la production » (Grundrisse).
Chaque mode de production historique spécifique a ses propres « lois de population » spécifiques ; le mode de production capitaliste aussi, bien évidemment. En simplifiant à l'extrême, elle fonctionne de façon à ce que la classe ouvrière, en même temps qu'elle produit par son propre travail l'accumulation du capital, produit aussi « à mesure qu'elle y réussit, les instruments de sa mise en retraite ou de sa métamorphose en surpopulation relative » (le Capital, livre I). C'est à la fois un moment fondamental et le résultat de la loi générale de l'accumulation capitaliste. Avec le procès d'accumulation continu, la relation entre capital constant et capital variable en vient à ce que l'augmentation du capital constant soit égale à la diminution proportionnelle du capital variable. « Elle [la demande de travail] diminue relativement à la grandeur du capital total et dans une progression accélérée avec l’accroissement de cette grandeur. » (le Capital, livre I). Une accumulation sans cesse croissante est non seulement nécessaire pour employer de nouveaux travailleurs, mais elle l'est déjà pour continuer à employer les anciens. Le capital emploie seulement le travail qui produira de la plus-value et c'est la base sur laquelle reposent l'entière logique et l'organisme du capital. Cette surpopulation relative, la réserve de travail, est la propriété du capital de telle manière que le manque d'emplois est un manque par rapport à l'impératif de valorisation de l'accumulation du capital. Et la « liberté » du travailleur libre, sa dépossession des moyens d'existence, mis à part celui de vendre sa force de travail, est une liberté par rapport aux moyens de production capitalistes, tous étant la propriété du capitaliste.
La tendance à la réduction du capital variable par rapport au capital constant, qui se manifeste dans l'exclusion du travailleur immédiat et sa subsomption sous le capital constant sous la forme de machines, rend le travail immédiat de plus en plus inessentiel au procès de production capitaliste. Par cela, c'est la force productive totale de la force de travail, avec la subsomption de la science et de « l'intellect général », qui effectue la valorisation. À cette tendance « l'accroissement extraordinaire de la productivité dans les sphères de la grande industrie, accompagné comme il l'est d'une exploitation plus intense et plus extensive de la force de travail dans toutes les autres sphères de la production, permet d'employer progressivement une partie plus considérable de la classe ouvrière à des services improductifs et de reproduire notamment en proportion toujours plus grande sous le nom de classe domestique, composée de laquais, cochers, cuisinières, bonnes, etc. les anciens esclaves domestiques » (le Capital, livre I, chapitre 15), qui sont encore plus exposés à la demande fluctuante du capital en force de travail.
J'ai essayé de démontrer avec ce qui précède que les dissidents, à ce qu'il me semble, veulent construire une partie de leur théorie, si ce n'est toute leur théorie, dans des termes que nous connaissons de l'analyse (conceptuelle) de Marx de la reproduction simple et aussi du procès de travail simple, tirés principalement du premier chapitre du livre I du Capital, de la Contribution à la critique d'économie politique et des manuscrits les plus surchargés des Grundrisse ; pour ce dernier, il est évident qu'ils restent limités au texte tel qu'il existe dans la sélection des passages traduits en suédois8). À ce niveau le plus abstrait de l'analyse, le travail et le capital ne sont pas encore apparents comme relation de classe ; dans ces « pures abstractions », les producteurs de marchandises entrent plutôt en relation l'un avec l'autre pour échanger leurs marchandises, valeur d'échange contre valeur d'usage et vice-versa. Selon cette détermination marxienne formelle de l'acte d'échange, les individus, en tant que sujets de l'échange, sont en relation « d'égalité » (Grundrisse). Mais même si « les formes simples de la valeur d'échange et de l'argent contiennent déjà de façon latente l'opposition entre travail et capital » (Grundrisse), il est impossible, à partir de cette « détermination simple », de comprendre le rapport capitaliste comme une contradiction de classe. Je suis amené à croire que les dissidents voient la fin logique, possible du rapport capitaliste en tant que contradiction de classes dans certains passages de Marx, comme, par exemple, celui-ci tiré des Grundrisse :
Pour devenir capital, il suppose lui-même le travail comme non-capital face au capital ; et par conséquent, la constitution, en un autre point, de l'opposition qui doit être abolie en un point donné. Si donc, dans le rapport originel, l'objet et le produit de l'échange du travailleur – comme produit du simple échange, ça ne peut pas être un autre produit – n'étaient pas la valeur d'usage, le moyen de subsistance, la satisfaction du besoin immédiat, le retrait de la circulation de l'équivalent qui y avait été mis afin de le détruire par la consommation – le travail ne se présenterait pas face au capital comme travail, comme non-capital, mais comme capital. Mais, de même, il ne peut y avoir de capital face au capital s'il n'y a pas de travail face au capital, puisque le capital n'est capital qu'en tant que non-travail ; que dans cette relation d'opposition. Ainsi le concept et le rapport du capital lui-même seraient anéantis. (Marx, Grundrisse, Editions sociales, tome 1, p. 230, Le chapitre du capital III, 8.)9)
Dans ce passage, Marx contredit l'idée de la « “philanthropie” bourgeoise » selon laquelle les travailleurs peuvent se libérer eux-même de leur situation en économisant leur « argent de façon strictement ascétique ». Marx répond que si l'argent ne fonctionne plus comme capital, comme « non-travail », « le concept et le rapport capitaliste lui-même en serait détruit ». Il peut sembler évident que Marx donne ici une bonne gifle sarcastique à ces apologistes hypocrites, mais après la nouvelle lecture des dissidents, ses mots sont transformés en une arme, en une véritable stratégie révolutionnaire, en une « théorie pour la pratique » (comme les dissidents aiment appeler à l'action), dans laquelle le travailleur, ou « non-capital », en tant que producteur et consommateur, se soulève au-dessus de la « circulation générale » et « annihile » ainsi son opposé, le capital, ou « non-travail ». De cette manière, il semble aussi facile de faire une révolution que de regretter son dernier achat au supermarché.
Au niveau le plus banal, les travailleurs luttent en tant que travailleurs, individuellement et ensemble. Parfois pour améliorer leur existence, mais le plus souvent pour empêcher qu'elle se dégrade, parfois juste par ce que l'on s'ennuie et que l'on veut se foutre de la gueule du patron, d'un représentant syndical, ou d'un camarade de travail. Kämpa tillsammans! ('Luttez ensemble !') en Suède a fait, depuis qu'il a été formé, et d'une façon concrète et personnelle, un bon travail pour essayer de dépeindre cette résistance quotidienne. Leur application concrète de « l'enquête ouvrière » s'est plusieurs fois révélée précieuse et une importante source d'inspiration. En effet, je dirais que cette lutte quotidienne de ceux « dont la limite naturelle est à la fois rebelle et élastique » (le Capital, livre I) peut être comprise comme la simple condition préalable de toute lutte, puisqu'elle fait ressortir ce que c'est que d'être un prolétaire dans cette société. Je m'intéresse et prend part aux mêmes choses qu'eux ; ce qui nous différencie, c'est comment nous comprenons ce que nous faisons et ce que nous voyons.
Pour les dissidents d'aujourd'hui cette tension, cette dynamique permanente dans le capitalisme est communisation – « un fait simple », quelque chose qui arrive « tout le temps » ; dans chaque cas une sphère est ouverte qui n'obéit plus à la logique de la totalité capitaliste : « Cela peut être des émeutes, des occupations, le refus du travail, de même que cela peut être des chemins d'évasion linguistiques, intellectuels et poétiques » (n°3 de Dissident). Ils mettent leurs espoirs dans la « résistance impersonnelle » (ansiktslöst motstånd, « résistance sans visage » littéralement) qui sapera le capitalisme et le rendra désuet comme le feraient des termites10). (Une telle manière d'« aller au-delà de la structure de ce qui existe » me fait penser à la « grève générale » du syndicalisme révolutionnaire qui est censée provoquer l'effondrement du système capitaliste par le refus du travail des travailleurs en masse.) Cette communisation banale et pragmatique est censée apparaître quand le refus et le travail de sape du travailleur individuel, ou du « travail privé », « tendent à bloquer la détermination du travail en tant que travail productif » (Gracchus). Ils disent que l'ouvrier individuel est « capable de résister à sa détermination productive » (ibid) et que c'est lorsque de telles « tentatives de se libérer » se répandent et se réalisent simultanément que la relation au capital est drainée de son sang et peut être délaissée, comme une carcasse sur les steppes de l'histoire. Selon cette conception, les limites de la communisation sont simplement quantitatives – dans le temps, le lieu et le nombre de participants. Par précaution ils ajoutent : « … au moins sur leur lieu de travail » ; « Il est vrai, tout cela s'est passé au niveau du lieu de travail réel, nous ne sommes pas allés plus loin… »; « … malheureusement à l'intérieur de la reproduction d'une institution spécifique » (une agence d'intérim) ; etc. Pour eux les limites ne doivent pas être dépassées par une rupture qualitative à un certain moment de la lutte.
Selon les dissidents, ces tentatives que font les prolétaires individuels pour se libérer creusent « des tunnels souterrains » qui, une fois connectés à d'autres « espaces creusés », forment des rhizomes (un terme emprunté à Deleuze et Guattari), pour désigner des « compositions incontrôlables ». Ce qui est important, c'est que ceux-ci « sont dans une relation de négation face au fonctionnement des relations existantes et comment ils réussissent à exister dans la communauté avec d'autres événements communistes » (Dissident n°3). Une autre image qu'ils empruntent est celle des « jardins » d'Ernest Jünger, qui sont des « sanctuaires où la logique du présent est incapable de s'établir » ; ceux-ci peuvent « se déplacer à l'extérieur de la totalité, en même temps qu'ils sont à l'heure actuelle seulement visibles à travers celle-là – ils peuvent seulement être compris par leurs relations à la réalité qu'ils nient par leur simple existence » (Ibid.).
Pour déterminer si un acte est communisateur, les dissidents ont mis en place le critère suivant :
Ce qui est révolutionnaire dans un acte peut seulement être mesuré à partir de la relation de cette action aux abstractions capitalistes, son devenir en potentiel … – Marcel, « Communisme de l’attaque et communisme de la défection »
Mais le critère fondé ici est impossible, puisqu'aucun phénomène et aucune action n'est quelque chose en soi. Tout acte apparaît dans un contexte et c'est ce contexte dans sa totalité qui détermine l'acte : voler au travail, ou dans un supermarché, n'est pas communisation en soi, que cela omette logiquement la logique du capital ou non. Jouer ou dormir au travail peut être amusant et nécessaire, mais ce n'est pas la communisation en soi, pas même si cela s'avère être négatif pour la production ou d'autres parties du procès de travail.
Que les mesures prises par les prolétaires, plus par nécessité que par un choix prudent de forme ou de méthode de lutte, constituent ou pas un début de communisation, est entièrement déterminé par la dynamique et le contexte de la lutte. Son caractère changera pendant le processus jusqu'à ce que les mesures communisatrices aient conduit la dynamique à un point de non-retour, là où une rechute dans les limites de l'existence de classe est impossible.
Cependant, même si chaque cas de refus d'un ouvrier individuel n'est pas communisation, cela n'empêche pas que la révolution comme communisation doive être initiée quelque part et par quelqu'un. Cependant, ce « quelqu'un » ne peut pas exister au singulier. En tant que processus social il est impossible d'isoler, comme dans la mécanique ou la recherche génétique, tel acte déclencheur ou tel individu initiateur. La communisation n'a pas de Rosa Parks (et le mouvement des droits civiques non plus). Chaque lutte sur un lieu de travail, qu'elle soit le fait d'un groupe de travailleurs ou de la grande majorité de la main-d'œuvre dans une entreprise ou une région donnée se heurte aux limites de sa lutte, et plus tôt que plus tard. La possibilité de surmonter cette limite n'appartient pas aux ouvriers en lutte eux-mêmes, mais au fait que le contexte dans lequel la lutte se déroule soit entraîné par les actions des travailleurs en lutte et que ces actions se diffusent et s'intensifient. La communisation sera alors la réponse pratique à la crise (sociale) de la relation de classe. La société environnante sera entraînée dans la lutte, qui sera transformée qualitativement, quand par exemple les portes de l'usine seront ouvertes, permettant aux ouvriers d'en sortir et aux prolétaires de la région d'y entrer et par là de participer à la lutte. De cette façon la diffusion de la lutte et l'abîme qu'elle ouvrira seront toutes deux d'autant plus larges et plus profondes que plus de prolétaires en lutte s'y joindront. Cependant, il n'est pas évident, à ce moment, qu'il s'agisse de la communisation. Le fait que ce processus, commencé par une lutte spécifique, devienne communisation va dépendre de l'évolution du contexte, du développement de la lutte contre le capital, aussi bien que de la lutte à l'intérieur de cette lutte. Une diffusion rapide dans l'espace et dans le temps ainsi qu'une transformation qualitative sont nécessaires. Il peut être ridicule de souligner qu'aucun acte n'est communisation en soi, mais on ne peut pas non plus parler de communisation pour une lutte unique. La communisation, ce n'est pas l'émancipation du travail, ce n'est pas « libérer le travail, cette barrière au capital, de ce qui fait que le travail est travail », comme on nous le dit dans le n°3 de Dissident. Les travailleurs luttent en tant que travailleurs, et à un certain moment, lorsqu'une limite spécifique est surmontée, un abîme s'ouvre en face duquel l'étape suivante doit être d'établir des relations différentes, immédiates, entre les prolétaires en lutte, dans leur processus de décomposition en prenant des mesures communistes. Mais, s'ils sont incapables de franchir ce pas dans l'abîme, alors la lutte sera violemment rejetée dans les anciennes limites et mourra sans tarder. Sa mort sera d'autant plus violente que l'abîme aura été large. La contre-révolution grandira sur le terreau du caractère de la lutte et de ses limites, tout comme les mesures communistes alors prises. Beaucoup de mesures tourneront autour de questions aussi fondamentales que la façon de se procurer de la nourriture et de la préparer, un scénario beaucoup plus probable que les batailles de nourriture que Kim Müller cite comme les signes de communisation quotidiens.
Dans un débat sur la communisation sur le forum de discussion suédois Socialism.nu, Hank, qui fit partie de Kämpa tillsammans! pose la question : « Existe t-il seulement aujourd'hui des luttes… qui soient communisatrices ? » et dans une intervention quelques jours plus tard il répond qu'il y a « des tendances à la communisation aujourd'hui, et pas seulement lors de soulèvements importants comme ceux d'Algérie [mentionnés par TC dans leur texte sur l'auto-gestion et la communisation, discuté par Hank et le blog de Kim Müller], mais aussi dans la lutte des classes quotidienne ». Au lieu de développer ce point dans son intervention il se réfère au blog de Kim Müller et au texte « On voulait jouer au football » qui persiste dans ce « beaucoup de luttes quotidiennes ne concernent pas le salaire ou le temps de travail, mais le travail lui-même ». Dans cette « micro-lutte apparemment vide de sens » la question est plutôt celle de la volonté « d'être soi-même », une volonté exprimée dans « l'incapacité quotidienne de s'adapter à sa situation de classe ». C'est pourquoi ses collègues ont voulu « jouer au football », « faire des batailles de nourriture », « pour jouer ». « Être des travailleurs qui protestent, désobéissent ou se mettent en grève » en affirmant leur rôle ne les intéressait pas. Ils voulaient aller « au-delà [de leur] situation de classe et une façon d'y parvenir était d'agir comme si cela était déjà le cas».
Deux âmes, hélas ! se partagent mon sein, et chacune d'elles veut se séparer de l'autre. – Faust
Les participants à Kämpa tillsammans! ont affirmé que parce qu'ils « étaient à la fois révolutionnaires et ouvriers », une différence qu'ils ont consciemment « affirmé », une distance est apparue quant à leur condition en tant que force de travail d'un côté, « la marchandise qui produit la tautologie du capital », et de l'autre en tant que « révolutionnaires », une qualification qui leur a permis d’« abandonner le rôle de prolétaire, de force de travail ». Mais, ils reconnaissent : « notre problème était que nous nous maintenions toujours dans le capital. Ce que nous voulions, c'était “sortir” du capitalisme » (Marcel, « Communisme de l'attaque et communisme de la défection »).
Comme nous l'avons vu, les dissidents comprennent la communisation comme le moment où « les prolétaires réels luttent contre le capital en résistant aux efforts de les incorporer dans leur classe et en évitant les efforts du capital d'incorporer les revendications qui ont été positionnées comme un résultat objectif de la lutte… » À un tel moment « cette partie du prolétariat qui lutte ne fonctionne pas comme prolétariat… mais comme un extérieur au processus de reproduction du capital » (Dissident n°3) – ils « se présentent comme un parti » (Marcel, « Attaque/Défection »), comme une « Gemeinwesen ». Dans « Attaque/Défection », de Marcel, leur théorie du parti est formulée comme suit :
Le parti est la production de la période diachronique de transition, c'est-à-dire la communisation qui, pour survivre, doit s'étendre au détriment de celui à qui elle est étrangère : le capital. Le parti, par sa fonction de Gemeinwesen, doit donc être la solution du problème posé par la lutte des classes.
Selon leur concept logique, « la fabrication de relations “se relâchant” » mène « à la passivité » (une nouvelle version du « défaitisme révolutionnaire » de Lénine ?), « un blocage » et cetera, qui est déjà « au-delà de la négation » en ce qu'il « annihile le terrain sur lequel les pôles se tiennent ». Théoriquement on peut « constater » cela et le produire pratiquement « par la production de révolutionnaires » (« Attaque/Défection »)11).
C'est en « s'excommuniant » de la communauté du capital que les révolutionnaires peuvent établir des enclaves non-capitalistes (ou anciennement-capitalistes), comme des extérieurs à la totalité capitaliste. Ces « jardins » à la Ernest Jünger deviendront le refuge des communistes, ou plutôt ex-communistes12), qui, dans leurs jardins, semblent mener une vie pareille aux dieux d'Épicure dans l'Intermonde, dans leurs espaces au milieu des mondes, sans influence aucune sur l'univers ou la vie des hommes. En effet, quelle influence cela a-t-il de s'excommunier, de tourner le dos au procès de production capitaliste, quand le capital lui-même jette (ou excommunie) ses travailleurs à la pelle ?
Au mieux, la perspective de nos dissidents est réductrice – car les individus agissent, ressentent et font l'expérience des choses etc., bien que d'une façon qui ne soit pas isolée de la société –, mais elle ne tient pas compte de la détermination sociale de l'individu, et surestime la marge de manœuvre d'un prolétaire « réel » et sa possibilité de « quitter ce monde ». Elle surestime aussi l'instinct de conservation et d'auto-valorisation du rapport capitaliste en même temps qu'elle sous-estime la capacité du prolétariat en tant que classe à s'abolir elle-même tout en abolissant son opposé, le capital et la société capitaliste, ainsi que la capacité du rapport de classe de déjouer les “petites attaques cachées” des termites.
Mais ne me méprenez pas. Ce n'est ni les efforts pratiques, ni la volonté de vivre « différemment » que je rejette, bien qu'ils impliquent une approche et une conception de soi qui soient, en effet, très limitées. Cependant, nous faisons tous tout ce que nous pouvons pour survivre chaque jour, pour garder nos distances avec l'aliénation, pour ainsi dire. Mais l'affirmation d'Olof Palme (ancien Premier Ministre de la Suède, résidant maintenant six pieds sous le plus éloigné des Intermondes) selon laquelle « la politique, c'est la volonté », est, tout compte fait, insuffisante. En tant que perspective stratégique et effort réel, elle est au bout du compte futile et impuissante, puisque seule une révolution communiste peut la rendre réelle. Comme effort immédiat elle ne peut exister dans l'état actuel que comme style de vie alternatif. Comme expression de la disparition de l'identité ouvrière, cependant, elle végète à la frontière entre la condition de prolétaire et l'établissement de nouvelles relations sociales. Les révolutionnaires, selon les dissidents et beaucoup d'autres au sein de l'ultra-gauche, ressemblent au Minotaure du communisme, moitié révolutionnaire, moitié force de travail ; chacune de ces parties veut se séparer de l'autre.
Cependant, ce qui me semble être le plus intéressant dans cette perspective, c'est pour quelles raisons elle semble être une expression de la lutte à notre époque et ce à quoi elle peut contribuer pour la compréhension théorique du moment actuel. J'ai le sentiment que les dissidents perçoivent que l'appartenance de classe est devenue une contrainte externe plutôt que quelque chose à affirmer ou à émanciper13), ce qui, pour moi, pourrait très bien être une caractéristique du cycle de lutte actuel. Cependant, ils en tirent la conclusion que l'exode individuel est une possibilité, une opportunité immédiatement séduisante. Nos dissidents semblent construire leur programme en extrapolant à partir de l'expérience de leur propre situation, ou au moins de la manière dont ils l'ont interprétée 14). Mais, de toutes les manières imaginables [possibles], leur volontarisme, comme tout volontarisme, est impossible. Comme j'ai essayé de le montrer dans ce texte, la marge de manœuvre qu'a l'individu est complètement déterminée par les classes et les contradictions du mode de production capitaliste. Inévitablement, cette politique de la volonté en revient à un moralisme à peine voilé et à partir de là à un élitisme, puisqu'elle est impossible à réaliser sur une base capitaliste.
J'ai essayé de montrer que tout réside dans l'appartenance de classe et la lutte, et que la possibilité de dépasser cette lutte de classe, dans, par et sur la même base, se fera en prenant des mesures communisatrices dans le violent chaos de la crise de la relation d'exploitation, quand la classe ouvrière abolira son opposé et maître, le capital et la classe capitaliste et par cela s'abolira elle-même.
Selon les dissidents nous « devons essayer de voir le capitalisme tel qu'il est … [et] éviter de voir le communisme où il n'est pas » (Dissident n°3). Comme l'affirme J. Kellstadt, dans sa discussion sur le paradoxe d'anti-activisme, nous « ne devrions pas prétendre que nous sommes libérés quand nous ne le sommes pas, ce qui pourrait seulement nous transformer en aristocratie moralisatrice de « l'authentique » et du « non aliéné » 15). Prétendre, c'est jouer ; mais jouer, ce n'est pas en soi la communisation.
Puisque, pour les dissidents, la communisation est quelque chose qui a toujours lieu, dans les micro-luttes quotidiennes et dans les défections individuelles, ils ont quitté la problématique du quand et pourquoi la communisation est un problème pratique pour nous à tel moment particulier, de la communisation vue comme des mesures que le prolétariat doit prendre quand il atteint les limites de sa lutte de classes, pour se demander : « Qu'est-ce qui bloque la communisation », qu'est-ce que empêche « cette défection de devenir totale ? » (Gracchus). Le blog d'Haecceitas soutient explicitement que la question de « l'extérieur, comme vide, comme négation, comme annulation [est] utopique dans la meilleure signification du mot : une possibilité permanente ».
La réponse préliminaire qu'ils nous présentent, et qui est une caractéristique constante de la façon de penser des dissidents, est la « consommation avec l'argent » – « l'argent est utilisé contre (les tendances à) la communisation » (Gracchus) – et quand l'argent ne fonctionne pas, « si l'argent et les gadgets ne peuvent pas incorporer les travailleurs, ceux-ci doivent être vaincus par la force » (Gracchus). Mais la communisation n'est pas arrêtée par « l'argent et les gadgets » ; les ouvriers reçoivent un salaire en échange de leur force de travail, leur capacité à valoriser le capital. Les « chaînes d'or » du capital, c'est pas du bling-bling.
Je reconnais qu'il peut sembler étrange que les dissidents et moi arrivions à des conclusions si différentes à partir de la problématique que j'ai essayé de définir ci-dessus, et à partir de notre utilisation commune du terme de communisation. Pour moi, comme je l'ai avancé dans ce texte, le dépassement de la contradiction de classe est produit par la lutte des classes, à savoir la lutte des classes du prolétariat ; pour les dissidents, le communisme, et ses relations inter-individuelles, doit être établi par quelque chose d'autre que la lutte des classes et le prolétariat. Ce « quelque chose d'autre » apparaît selon eux à chaque fois que les individus refusent de jouer leurs rôles assignés comme force de travail, et ce depuis que le mode de production capitaliste est apparu dans les pores de la société féodale. (Au mieux ; il est difficile de vraiment dire la portée de leur transhistoricité et de leur possibilité utopique permanente.)
Quand les dissidents veulent rattacher des actes individuels annulant la logique du capital – grèves sauvages, refus d'être productifs, vol, émeutes et cetera – à la communisation, je préférerais dire que ces exemples, que je vois moi aussi (bien que différemment, à ce qu'il semble), sont des exemples du quotidien de la lutte des classes, du fait d'être prolétaire. La résistance impersonnelle de Kämpa tillsammans! pourrait bien être une qualité des luttes qui soit plus actuelle, après l'écroulement de programmatisme et de l'identité ouvrière, dans le nouveau cycle de lutte. Mais la révolution comme communisation est quelque chose d'autre, quelque chose de plus, une crise sociale et un processus comme le résultat de mesures que les prolétaires en lutte doivent prendre à un moment spécifique pour surmonter les limites auxquelles ils font face. Cela dit, la communisation n'est pas une tension permanente qui est retenue, parce que s'il en était ainsi, alors la signification même du concept s'effondrerait. La communisation est un problème pratique posé par le prolétariat à un moment particulier de sa lutte de classe contre le capital.
Dans ces quelques lignes, j'ai essayé de montrer que, malgré leur sensibilité aux contradictions présentes actuellement dans le système, les dissidents trouvent chemin et assistance parmi les ruines et les cadavres de l'écroulement du programmatisme et de l'ancienne problématique.
Il semble que le spectre communiste des cycles de lutte précédents hante leur perspective : pour Kämpa tillsammans!, la résistance impersonnelle était l'attaque persistante de termites rongeant de l'intérieur le système capitaliste et leur recette révolutionnaire était l'autonomie; pour les dissidents d'aujourd'hui les mêmes attaques de termites sont de la communisation . Leur modèle est le même, il a juste changé de fringues.
Avec leurs vieux échos cammattiens les dissidents veulent « quitter ce monde » ; ils essayent de nous faire croire qu'ils l'ont déjà fait, et agissent eux-mêmes comme si c'était le cas. Au bout du compte, cependant, ce qu'ils veulent supplanter, abolir et détruire, etc. (volonté et besoin que je partage, comme beaucoup d'autres), c'est la détermination capitaliste historique des relations sociales. Je suis cependant assez sûr que ce processus révolutionnaire sera tout sauf un match de football, une transition latente ou un thé dansant (et aucun « Potlatch immédiatiste » dans le sens anarchiste à la Hakim Bey). En tant que prolétariat nous nous imposerons la tâche que nous pourrons alors résoudre. Mais ce n'est pas parce qu'on s'impose une tâche à soi-même qu'on peut s'imaginer qu'elle est déjà résolue.
juillet 2010