Une chose est à présent certaine : dans le monde capitaliste, notre situation ne pourra aller qu’en empirant. Tout ce qui était considéré comme un « acquis social » est à présent susceptible d’être remis en cause. La raison n’en est pas une mauvaise gestion de l’économie, un excès de cupidité du patronat ou un manque de régulation de la finance internationale, mais tout simplement l’effet inévitable de l’évolution mondiale du capitalisme.
Le niveau des rémunérations, l’accès à l’emploi, les retraites, les services publics et les aides sociales sont affectés, chacun à leur niveau, par cette évolution : ce qui était accordé jusque-là ne l’est plus, et demain le sera moins encore. Dans tous les domaines le processus est le même : la nouvelle réforme reprend l’offensive au point où la réforme précédente s’était arrêtée. Cette dynamique ne s’inverse jamais, même quand on passe de la « crise économique » à la prospérité. Entamée après la grande crise des années 1970, elle s’est poursuivie après le retour de la croissance dans les années 1990 et 2000. Dès lors, il paraît bien difficile d’imaginer que les choses pourraient aller mieux, même dans le cas d’une bien improbable « sortie de crise » après le choc financier de 2008.
Pourtant, face à cette transformation rapide du capitalisme mondial, la réponse de la gauche de la gauche est d’une faiblesse consternante. Majoritairement, on se contente de dénoncer « l’ultralibéralisme » des patrons et des dirigeants politiques et on semble croire que l’on pourrait défendre les « acquis sociaux » de la période précédente, voire les étendre encore un peu, si seulement on pouvait en revenir au capitalisme d’hier, celui des lendemains de la Seconde Guerre mondiale. On propose, pour le futur, l’essentiel de ce qui fut le programme de la Résistance, adopté en 1944, comme s’il existait toujours un nazisme à combattre et des gouvernements prêts à lâcher du lest pour assurer la victoire – et surtout comme s’il avait déjà existé dans l’histoire un quelconque retour en arrière. C’est ainsi l’ensemble de ce qui fait le rapport social capitaliste dans sa dynamique actuelle qui est oublié.
Pourquoi la crise et la « restructuration » du capitalisme (c’est-à-dire les modifications qui l’ont affecté depuis ces quarante dernières années) rendent-elles impossible tout retour aux conditions antérieures de la lutte ? Et que peut-on en déduire pour la lutte d’aujourd’hui ?
Pour répondre à ces questions, il faut faire un bref détour théorique. Le profit n’est pas qu’une des composantes, parmi d’autres, de la société capitaliste : il en est le moteur principal, la raison d’être de tout ce qui existe dans le monde social. Le profit n’est pas quelque chose qui vient se greffer sur les activités humaines et détourner pour le capitalisme parasitaire le produit du travail. Il est à la source de toutes ces activités, qui sans lui n’existeraient même pas - ou, si on préfère, ces activités humaines existeraient de manière si différente qu’elles n’auraient rien à voir avec les activités telles qu’on les observe actuellement.
Il ne s’agit pas d’avoir un jugement moral sur cet état de fait mais plutôt d’en comprendre toutes les conséquences. Ce n’est pas que le profit est systématiquement favorisé par rapport à ce qui serait utile, bon, ou bénéfique pour la société (comme la santé, la culture, etc.) ; c’est « l’utilité » elle-même qui ne peut exister en dehors du profit. Rien de ce qui n’est profitable ne peut être utile dans le capitalisme. Ou, pour le dire autrement, tout ce qui est utile ne peut l’être que dans la mesure où cette utilité offre des opportunités d’engendrer du profit. Affirmer, par exemple, que « la santé n’est pas une marchandise » n’est qu’une absurdité, dénuée du moindre début de réalité, dans le monde capitaliste. Ce n’est que parce que la santé est profitable, d’une part, d’une manière très générale parce qu’elle entretient en bon état de marche une population travailleuse, et d’autre part, d’une manière particulière, parce qu’elle est source de profits pour certains, qu’elle est un secteur économique : et c’est uniquement parce qu’elle est réellement un secteur de l’économie, et donc une « marchandise », qu’il y a de quoi entretenir des médecins, produire des machines pour analyser le corps humain et construire des hôpitaux. Sans quoi, bien évidemment, il n’y aurait rien de tout ça.
Pour engendrer du profit, il faut que la valeur contenue dans les marchandises augmente : que la valeur de ce qui est produit soit supérieure à la valeur qu’il a fallu dépenser (en matières premières, machines, locaux, transports…) pour le produire. Or, ce qui est utilisé pour produire a la même valeur que ce qui est produit, si on n’y a pas ajouté quelque chose. Ce quelque chose qui s’ajoute, c’est l’activité humaine, l’intelligence, la force, l’énergie musculaire dépensées pour assembler et transformer des choses éparses en une chose différente qualitativement de ce qu’on avait au départ. Cette activité doit se présenter sous une forme particulière, telle qu’elle puisse être achetée pour s'incorporer dans la valeur finale de ce qui est produit : c’est l’activité humaine sous la forme du travail, et sous cette forme de travail elle peut être achetée par le capital.
Mais, et c’est là que le capitalisme n’est pas partage mais exploitation, la valeur de l’achat de la force de travail est inférieure à la valeur que la force de travail fournit. On ne peut pas redistribuer toute la valeur produite et la « rendre » au travail, parce que la valeur n’existe justement que dans la dissociation entre le travail et son produit et permet ainsi d’assurer la répartition inégale de celui-ci. C’est bien l’existence de cette dissociation entre l’activité et la richesse socialement produite qui rend possible l’accaparement de la seconde.
La « valeur » des choses n’est pas une création naturelle, c’est une création sociale. Mais, contrairement à ce qu’on voudrait nous faire croire, ce n’est pas une création sociale neutre qui n’existerait que par commodité. Il y a bien d’autres moyens imaginables, tout aussi commodes sans doute, de fabriquer ce qui pourrait être considéré, dans une société donnée, comme indispensable à la vie des êtres humains. La valeur ne demeure nécessaire que parce qu’elle est un instrument de domination. Elle permet, dans le mode de production actuel, la captation de l’activité des classes inférieures au profit des classes supérieures. L’existence même de la valeur – et de ce qui, historiquement, apparaît comme son représentant permanent, à savoir l’argent, la monnaie – n’est une nécessité que dans la mesure où il faut mesurer ce qu’il faut pouvoir prendre aux uns pour le donner aux autres. Avant le capitalisme, la valeur et l’argent n’étaient pas au cœur de la production elle-même mais ils étaient déjà la marque de la puissance des uns et de la faiblesse des autres. Le trésor, l’ornement des palais ou la riche décoration des églises étaient un signe de la puissance sociale des seigneurs, des califes ou des autorités ecclésiastiques. L’argent et la valeur ont, dès les débuts des sociétés de classes, été le symbole de la domination, jusqu’à en devenir l’instrument suprême dans le capitalisme. Dès lors, aucune égalité ne peut venir de l’usage d’un moyen dont la raison d’être est l’inégalité. Tant qu’il y aura de l’argent, il y aura des riches et des pauvres, des puissants et des dominés, des maîtres et des esclaves.
Comme la recherche du profit impose que le coût de la production soit le plus faible possible, mais que ce qui est déjà produit, et sert à produire (les machines, les bâtiments, les infrastructures), ne peut transmettre davantage que sa propre valeur, la seule variable qui peut s’ajuster est la valeur de la force de travail. Il faut donc faire baisser la valeur de la force de travail au maximum : mais dans le même temps seule la force de travail peut fournir de la valeur. Le capitalisme s’est plusieurs fois sorti de cette équation insoluble en ne baissant la valeur de la force de travail que relativement à la valeur totale produite, mais en augmentant absolument la quantité de travail mise en œuvre par lui : c’est ce que permettent les hausses de productivité, la rationalisation du travail, les innovations techniques et scientifiques. Mais il est alors nécessaire de faire croître la production dans des proportions gigantesques, au détriment de beaucoup de choses (les espaces naturels, par exemple). Pour autant une telle croissance n’existe jamais de manière continue et les retournements de cette tendance sont la cause de la situation actuelle.
Des lendemains de la Seconde Guerre mondiale au début des années 1970, le capitalisme mondial a en effet connu une période particulière dont il faut bien saisir les caractéristiques pour comprendre pourquoi elle a disparu aujourd’hui et pourquoi, au rebours des espoirs des syndicalistes et des gens de gauche, elle ne reviendra jamais.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les destructions de la guerre et les pertes de valeur de la longue crise qui l’avaient précédée créaient une situation favorable à ce que les économistes appellent « la croissance », et qui n’est autre que cette course contradictoire entre la baisse relative de la valeur du travail et sa hausse absolue. Les rapprochement politiques rendus nécessaires par l’alliance antinazie pendant la guerre permettaient aussi une forme de partage du pouvoir à la fois sur le plan mondial (les blocs Est et Ouest) et sur le plan social à l’intérieur des pays occidentaux (on reconnaissait une certaine légitimité aux syndicats et partis de gauche à représenter le monde du travail). Le « compromis fordiste »1) qui prévalait alors consistait à accorder, par le biais des hausses de salaires, une hausse du « niveau de vie » en échange d’un fort accroissement de la productivité et de la pénibilité du travail. La valeur de la force de travail employée, répartie sur un plus grand nombre de travailleurs, augmentait en valeur absolue, mais la valeur totale de tout ce qui est produit augmentait bien plus encore sous l’effet de l’accroissement de la production. L’écoulement de toutes ces marchandises, fondement de ce qu’on a appelé alors la « société de consommation », permettait que le surplus de valeur apparu dans la production, base du profit capitaliste, soit transformé en capital supplémentaire qui venait se réinvestir pour produire toujours plus. La limite est dans ce « produire toujours plus » qui, à un moment donné, fait qu’on a trop de capital à valoriser par rapport à ce qu'il faudrait produire et vendre pour maintenir le profit. De fait, l’équilibre dynamique s’est maintenu pendant plus de vingt ans avant de commencer à connaître, à partir du milieu des années 1960, un déclin progressif qui aboutira aux crises dites « pétrolières » des années 1970.
Quelques remarques rapides concernant cette période. D’abord, la « prospérité » était réservée à l’Europe occidentale, à l’Amérique du Nord et au Japon, et même au sein de ces espaces privilégiés certaines fractions du prolétariat en étaient exclues : comme la main-d’œuvre fraîchement immigrée, exploitée intensément mais peu payée. Ensuite, la prospérité occidentale ne pouvait pasmasquer que ce qui était accordé au prolétariat l’était au titre de pôle dominé du rapport social capitaliste. La hausse du pouvoir d’achat s’accompagnait de la mise en vente massive de marchandises standardisées et qualitativement pauvres. L’expression qui est alors apparue, la « société de consommation », est malheureuse car c’est bien d’une « société de production » qu’il s’agissait : la mise en circulation de toujours plus de marchandises était indispensable à la hausse générale de la valeur totale dont nous avons parlé, tandis que la baisse de la valeur de chaque marchandise, rendue possible par la massification de la production, permettait une baisse de la valeur relative de la force de travail (moins de travail était nécessaire à mettre en œuvre pour fournir les produits indispensables à la vie de l’ouvrier). « L’aliénation » de la vie quotidienne, si souvent analysée et critiquée alors, n’était rien d’autre que la conséquence des impératifs de la circulation de valeur.
Si ce concept « d’aliénation », très à la mode il y a trente ou quarante ans, a quelque peu disparu du vocabulaire contemporain, la réalité qu’il décrit est toujours bien présente. L’aliénation c’est, littéralement, la manière dont notre propre monde nous paraît étranger (l’alien, mot dérivé du latin, c’est le tout autre, et l’aliéné, c’est celui qui n’est plus lui-même). « Produire pour produire » est le mot d’ordre sous lequel l’aliénation capitaliste se révèle à nous. La production matérielle paraît n’avoir pas d’autre but qu’elle-même. Mais ce que le capitalisme produit d’abord, ce sont des rapports sociaux d’exploitation et de domination. S’il apparaît comme une production matérielle sans but, c’est parce que le capitalisme transpose les rapports entre les personnes en des rapports entre des choses : l’absurdité de la production pour la production et de cet apparent pouvoir que les objets exercent sur les hommes n’est que l’image inversée de la rationalité de la domination d’une classe sur une autre, autrement dit de l’exploitation du prolétariat par la classe capitaliste. Le but ultime du capitalisme ce n’est pas le profit ou la production pour la production, c’est la conservation de la domination d’un groupe d’êtres humains sur un autre groupe d’êtres humains, et c’est pour assurer cette dernière que le profit et le fait de « produire pour produire » sont des impératifs qui s’imposent à tous2).
Avec le changement d’époque depuis les années 1980, l’aliénation est restée, mais la « prospérité » a fui. La crise de 1973 a fait apparaître l’essoufflement de la dynamique précédente. Le capitalisme ne pouvait plus accorder les mêmes hausses de salaires sans rogner sur le taux de profit. En même temps le prolétariat ne se contentait plus de ce que les capitalistes lui avaient donné. La période des années 1960 et 1970 est celle où se développe une contestation généralisée qui s’en prend au travail et à ses conditions, mais aussi à de nombreux autres aspects de la société capitaliste. Le compromis était rejeté dans ce qu’il avait de plus essentiel : l’échange d’une augmentation du « niveau de vie » contre une soumission totale du prolétariat dans la production et la consommation. La contestation des vieilles instances de médiation du mouvement ouvrier, c’est-à-dire les syndicats, les partis communistes officiels, avait la même signification : c’est le rôle que la classe ouvrière était autorisée à jouer par le compromis fordiste qui était remis en cause.
Le capitalisme devait donc liquider l’essentiel de ce qui l’avait constitué dans la période précédente, pour deux raisons qui, dans le fond, sont identiques : la baisse du taux de profit et la montée de la contestation sociale. Sa crise et sa restructuration ont eu ce but, sur fond, politiquement et socialement, d’une vague « néolibérale » conservatrice et répressive incarnée par des personnalités comme Thatcher ou Reagan. Mais ce n’est pas le « néolibéralisme » qui a été la cause de cette restructuration : c’est au contraire la restructuration indispensable à la poursuite de l’exploitation capitaliste qui s’est accompagnée de ce décorum idéologique. Dans les pays qui marchaient à contretemps, comme la France, ce sont des socialistes qui ont dû se plier aux injonctions du capital.
À présent qu’elle est bien avancée, toutes les composantes de la restructuration apparaissent clairement. D’abord, il s’agissait de faire baisser le coût global du travail, et pour cela trouver ailleurs que dans les pays occidentaux une main-d’œuvre bon marché et qui n’avait pas derrière elle toute l’histoire du mouvement ouvrier. Quelques pays ateliers précurseurs, comme Hongkong ou Taïwan, ont montré la voie. Le développement de la finance et les transformations de la monnaie – qui, depuis 1971, n’est plus fondée sur l’or – ont fourni l’instrument nécessaire3) au développement d’un capitalisme intégré mondialement : des zones dédiées à la production manufacturière, d’autres davantage à la consommation et à la production de haut niveau, d’autres abandonnées parce que finalement surnuméraires par rapport aux nécessités de la circulation de valeur. Ce zonage mondial s’est rapidement développé jusqu’à se retrouver, dans la période actuelle, reproduit en abyme dans chaque partie du monde. Les banlieues ici sont à l’image des pays périphériques dans les échanges mondiaux : c’est le trop-plein de l’humain dont le profit ne sait que faire, et qu’il faut donc parquer et surveiller. La concurrence mondiale impose la baisse relative des avantages du prolétariat occidental issus du compromis historique précédent : et comme aucune perspective d’amélioration n’existe, c’est la police et le discours ultrasécuritaire qui tiennent lieu de réponse de l’État aux espoirs déçus des uns ou des autres.
L’existence même de ce zonage mondial nous montre qu’il est impossible de plaquer sur les pays nouvellement industrialisés, comme l’Inde ou la Chine, le schéma des débuts de la révolution industrielle en Europe. Ce raisonnement, quelque peu mécaniste, voudrait que l’évolution qui a affecté la classe ouvrière des pays occidentaux il y a un à deux siècles se retrouve, sous une forme accélérée, dans ces pays. D’abord surexploitée et misérable, cette classe, luttant pour l’augmentation du salaire, parvient à un niveau de prospérité qui enclenche le cercle vertueux de la croissance soutenue par le développement du marché intérieur. Mais outre que cette évolution est tout sauf souhaitable (car étant donné les limites que nous sommes en train d’atteindre, elle ne peut sans doute rien signifier d’autre qu’un désastre écologique irréparable), elle paraît de toute façon, dans les conditions actuelles, impossible. Le développement occidental, qui, ne l’oublions pas, fut aussi favorisé par le pillage colonial, ne peut se répéter à l’identique dans une économie d’emblée intégrée mondialement. Le marché intérieur chinois ou indien, même s’il s’étend spectaculairement, ne peut absorber toute la croissance de ces pays qui ont désespérément besoin des débouchés occidentaux et même de la richesse occidentale, puisque leurs avoirs sont libellés en dette américaine ou européenne. Pour le dire de manière plus théorique, c’est toute la masse de la valeur accumulée mondialement (et non uniquement dans ces pays) qui doit trouver son profit dans la production mondiale. La limite qui a été atteinte dans les années 1970 est toujours là. Il y a trop de capital à valoriser pour que l’équilibre dynamique des Trente Glorieuses soit retrouvé et cela est vrai aussi bien dans les pays nouvellement industrialisés que dans les pays occidentaux. La restructuration du capitalisme consécutive à la crise des années 1970 a consisté le capital à trouver une autre manière de se valoriser, en baissant le coût du travail, et on en est toujours là.
Une telle évolution a forcément eu, pour les luttes de classe dans les pays occidentaux, un effet très important. Dans la période qui a précédé la crise des années 1970 et la restructuration, la lutte du prolétariat avait un double sens, contradictoire sans doute, mais qui reposait au fond sur un même postulat. D’un côté, la lutte pouvait rechercher des objectifs immédiats, comme l’amélioration des conditions de travail, la hausse du salaire, voire plus de justice sociale. D’un autre côté, la lutte avait aussi pour effet, et parfois pour objectif, de renforcer la puissance de la classe du travail par rapport à la classe du capital, tendanciellement peut-être jusqu’à renverser la bourgeoisie. Ces deux aspects étaient conflictuels, et les antagonismes entre les tenants de la « réforme » et ceux de la « révolution » étaient constants, mais finalement la lutte en elle-même pouvait signifier aussi bien l’une que l’autre. Lutte pour les avantages immédiats et lutte pour le communisme futur s’articulaient autour de l’idée que c’est par le renforcement de la classe ouvrière et de sa combativité que l’on pouvait triompher. Bien entendu, les débats qui traversaient le mouvement ouvrier étaient autant de divisions entre les tenants de la révolution et ceux de la réforme, les tenants du parti, ceux du syndicat et ceux des conseils ouvriers, les tenants de la révolution immédiate et ceux de la révolution différée… bref entre les léninistes, les gauchistes, les anarchistes, etc. Mais ce qui leur était commun était une expérience de la lutte où le prolétariat, sans être unanime ni même uni (il ne l’a jamais été) n’en était pas moins une réalité sociale visible et en laquelle chaque ouvrier pouvait aisément se reconnaître et s’identifier.
Or qu’en est-il à présent ? Si le débat entre « réforme » et « révolution » a tout simplement disparu depuis trente ans, c’est parce que la base sociale qui lui donnait un sens s’est volatilisée. La forme qui faisait exister subjectivement le prolétariat depuis un siècle et demi, le mouvement ouvrier, s’est effondrée. Les partis, les syndicats et les associations de gauche sont des partis « citoyens » et « républicains », dont l’idéologie est empruntée à la Révolution française, c’est-à-dire à la période qui a précédé le mouvement ouvrier. Pourtant, ni le prolétariat ni le capitalisme n’ont à l’évidence disparu. Qu’est-ce donc qui fait défaut ?
Bien entendu, au premier abord on peut dire que c’est le sens que la victoire peut prendre qui s’est modifié. Sans du tout idéaliser les périodes précédentes, ni sous-estimer les reculs, on peut dire que la classe ouvrière, depuis les débuts du capitalisme, a mené des luttes qui se sont traduites par des transformations réelles de son rapport au capital : d’une part par ce qui était concrètement arraché – réglementation de la journée de travail, salaire, etc.- et d’autre part par l’organisation du mouvement ouvrier lui-même en partis et syndicats. La montée en puissance du prolétariat pouvait sous-tendre chaque lutte et chaque victoire partielle, tandis que chaque défaite pouvait apparaître comme un recul momentané jusqu’à la prochaine offensive. Certes, cette montée en puissance était en même temps une montée en impuissance : car les victoires partielles et l’institutionnalisation du rôle des syndicats étaient autant de facteurs qui éloignaient chaque jour un peu plus la perspective communiste, devenue au fil du temps un horizon toujours plus reculé et vaporeux4). Mais le cadre général des luttes, même avec leurs limites, n’en était pas moins la puissance du monde ouvrier face au patronat.
Depuis bientôt trente ans, les luttes sont uniquement défensives. Chaque victoire ne fait que retarder la défaite annoncée. La dynamique, pour la première fois depuis deux siècles, est uniquement dans le recul de la puissance de la classe du travail. L’emblème actuel de la lutte ouvrière victorieuse, c’est Cellatex : la lutte radicale pour les indemnités lorsque l’emploi est liquidé. La victoire signifie ici la fin de ce qui a rendu la lutte possible– le fait d’être les salariés d’une même entreprise, désormais fermée – et non plus le début de quelque chose.
Mais il y a plus. Les transformations du travail depuis trente ans, sous l’effet du chômage de masse, ont modifié le rapport du salarié à son travail et, partant, le rapport du prolétariat à lui-même. L’emploi a de moins en moins ce statut de référence qu’il avait dans l’après-guerre (ce qui donnait d’ailleurs à la critique radicale du travail le contenu d’une critique de la société capitaliste en tant que telle). On n’occupe plus un poste à vie. Aucun déroulement de carrière n’est acquis. Le salarié est censé « évoluer », se former, changer de lieu de travail et d’emploi. La précarité devient la norme. Le chômage n’est plus la négation du travail mais un moment de celui-ci, un passage que tout travailleur connaîtra plusieurs fois dans sa vie, voire, pour beaucoup, c’est le travail qui se mue en complément partiel et transitoire du chômage. Au sein des entreprises, les statuts et conditions différenciés se multiplient. L’externalisation des tâches, le recours aux sous-traitants et aux agences d’interim parcellise et divise les travailleurs en catégories multiples. Ce faisant, lutter devient difficile parce que c’est l’unité même de ceux qui doivent lutter ensemble qui est d’emblée problématique, au lieu que, comme dans la période qui précéda les années 1970, cette unité soit en quelque sorte présupposée (et ce quelles que soient ensuite les divisions qui ne manquaient pas de se produire). L’unité des acteurs de la lutte, c’est à présent la lutte qui la construit comme un des moyens nécessaires à ses fins. Cette unité n’est jamais gagnée d’avance, et en outre, même une fois acquise temporairement elle demeure soumise aux possibilités de division qui existaient déjà à l’époque où elle était présupposée.
La lutte est donc plus difficile mais il y a une autre différence encore plus importante : elle n’aboutit pas aux mêmes résultats. Parce que l’unité n’est pas présupposée avant la lutte, elle n’est pas non plus incluse dans les fins officielles de la lutte. Une certaine idée de l’amélioration de la condition ouvrière ou prolétarienne en général ne fait plus partie de l’horizon de la lutte, ou alors seulement de l’horizon des luttes défensives, dont l’échec est programmé (les luttes sur les retraites, par exemple). Les luttes victorieuses, elles, ne le sont que dans la mesure où elles cherchent un objectif immédiat et partiel, individuel, dirions-nous. Dans le capitalisme on n’obtient plus aucune amélioration collective de notre situation, mais une amélioration individuelle qui ne s’inscrit plus dans la perspective d’une défense de la condition ouvrière et ne peut donc être que transitoire. De plus, la fin de la lutte, que ce soit par la victoire ou la défaite, signifie la fin de l’unité construite dans la lutte et donc l’impossibilité de la poursuivre ou de la reprendre comme telle, là où la période précédente donnait le sentiment d’un sens de progression qui paraissait rendre possible la « capitalisation » des luttes, c’est-à-dire l’empilement progressif du résultat victorieux des luttes passées. C’était peut-être une illusion, mais en tout cas cela comptait dans ce que les gens pouvaient penser de leur propre lutte et de ses suites possibles5).
D’une certaine manière, on peut dire qu’actuellement toute lutte de classe rencontre sa limite dans le fait qu’elle est l’action d’une classe qui ne trouve plus, dans son rapport au capital, ce qui paraissait constituer autrefois sa raison d’être et sa puissance : le fait d’incarner collectivement le travail. Ce rapport distant et pour tout dire extérieur à son travail, autrement dit à son être de prolétaire, influe sur la manière dont on peut lutter et gagner dans la lutte. Tout ce qu’on gagne est une perte par rapport aux conditions mêmes de la lutte. Et tout ce qu’on perd est une perte également. Cet état de fait paraît définitivement acquis, et ce serait un tort de croire qu’il faudrait d’abord rétablir l’unité du prolétariat, avant la lutte, pour obtenir une action efficace de celui-ci. L’unité n’existe transitoirement que dans la lutte et entre les acteurs de la lutte, sans que la référence à l’appartenance commune à une classe sociale intervienne nécessairement. La « conscience de classe » n’est pas une donnée qui pourrait être recréée par la propagande politique, car elle n’a jamais existé que relativement à un état spécifique du rapport social capitaliste. Ce rapport a changé, la conscience aussi. Il faut en prendre son parti.
Il faut d’autant plus en prendre son parti que cette nouvelle donne nous force à revoir nos conceptions du communisme et de la révolution et à appréhender, de manière critique, ce qu’étaient celles-ci dans la période antérieure. Lorsque, en effet, l’identité prolétarienne était confirmée par le rapport du prolétariat au capital, la conception du changement radical qui s’imposait massivement – et qui était partagée largement, des réformistes aux révolutionnaires, des anarchistes aux marxistes – était celle d’une victoire du prolétariat sur la bourgeoisie, à la suite d’une mobilisation de la puissance de la classe du travail par diverses méthodes (action et organisation syndicale, conquête électorale du pouvoir, action du parti d’avant-garde, auto-organisation du prolétariat…). Cette vision, redisons-le, offrait une perspective à la fois au réformisme et à la révolution et leur permettait, au-delà de leur opposition, de situer leur querelle sur un fond commun. C’est par conséquent, comme nous l’avons dit, ensemble que la perspective révolutionnaire et la perspective réformiste à l’ancienne ont disparu du champ de la politique officielle. Quand on parle de réforme maintenant, de la droite à l’extrême gauche de l’échiquier politique c’est à une réforme de la gestion du capitalisme que l’on fait référence, et non plus à quelque chose qui serait réellement une réforme, c’est-à-dire qui aboutirait à une rupture avec le capitalisme. Sous une forme incontestablement idéologisée, mais dont l'existence était significative, cette dernière idée se retrouvait encore dans les programmes des partis socialistes jusqu'aux années 1970. Depuis, cette perspective a tout simplement été oubliée.
À présent nous pouvons comprendre que la perspective réformiste comme la perspective révolutionnaire étaient une impasse, parce qu’elles voyaient la révolution communiste comme la victoire d’une classe sur une autre et non comme la disparition simultanée des classes. C’est de là que procédait l’idée traditionnelle de la période de transition, où le prolétariat, une fois qu’il l’a emporté, prend en charge la gestion de la société pour une période intermédiaire. Historiquement, on sait que cela s’est en fait traduit par l’instauration d’un capitalisme d’État de type soviétique où la bourgeoisie était remplacée par une classe de bureaucrates liés au Parti communiste, et où la classe ouvrière demeurait dans les faits exploitée et forcée de fournir le surcroît de valeur exigé. Il faut noter cependant que cette idée de période intermédiaire est plus large que celle, strictement marxiste, de « dictature du prolétariat » car à divers titres les réformistes (qui comptaient sur une prise de pouvoir par les urnes) et même les anarcho-syndicalistes (qui pensaient à une prise de pouvoir par les structures syndicales) ne se situaient pas en dehors de ce cadre de pensée. Pour eux aussi c’était la victoire du prolétariat, soit démocratiquement, avec les organes de l’Etat, pour les réformistes, soit par la lutte, avec ses organes propres (les syndicats), pour les anarcho-syndicalistes, qui donnait à celui-ci le temps pour que sa domination nouvelle transforme la société. Ce sont des dissidents des deux camps, dissidents chez les anarchistes et dissidents chez les marxistes, qui ont progressivement élaboré une théorie de la révolution et du communisme qui soient immédiats. C’est à partir de leurs explorations théoriques d’alors que l’on peut, dans la période actuelle et avec le recul que nous donne la transformation récente du capitalisme, comprendre que le communisme ne peut être que la disparition simultanée des classes sociales et non la victoire, même transitoire, d’une classe sur une autre.
La période actuelle nous donne de la révolution et du communisme une conception nouvelle, issue de ces courants critiques dissidents qui existaient au sein du mouvement ouvrier antérieur et que l’évolution du capitalisme nous montre adaptée à ce qu’est la lutte prolétarienne d’aujourd’hui. Parce que l’expérience prolétarienne quotidienne fait que l’appartenance de classe tend à être vécue comme une contrainte extérieure, la lutte pour défendre sa condition en vient à se confondre avec une lutte contre sa condition. De plus en plus souvent apparaissent dans les luttes des pratiques et des contenus qui peuvent s’analyser ainsi. Il ne s’agit pas nécessairement de déclarations radicales ou spectaculaires. Ce sont tout autant des pratiques de fuite, des luttes où les syndicats sont déconsidérés et conspués mais où on ne tente pas de les remplacer par autre chose parce qu’on sait qu’il n’y a rien à mettre à la place, des revendications salariales qui tournent à la destruction de l’outil de travail (en Algérie, au Bangladesh), des luttes où on ne revendique pas le maintien de l’emploi mais des indemnités (Cellatex et tout ce qui a suivi), des luttes où on ne revendique rien mais où on se révolte contre tout ce qui fait nos conditions d’existence (les « émeutes » des banlieues françaises en 2005), etc.
Petit à petit, dans ces luttes émerge une remise en cause, par la lutte, du rôle auquel on est assigné par le capital. Les chômeurs de tel collectif, les ouvriers de telle usine, les habitants de tel quartier peuvent s’organiser en tant que chômeurs, ouvriers, habitants, mais très vite cette identité est précisément ce qui est à dépasser pour que la lutte puisse se poursuivre. Le commun, l’unité, vient de la lutte elle-même et non de notre identité dans le capital. En Argentine, en Grèce, en Guadeloupe, partout la défense d’une condition particulière est apparue largement insuffisante, parce que jamais une condition particulière quelconque ne peut plus s’identifier à une condition générale. Même le fait d’être « précaire » ne peut constituer une figure centrale de la lutte dans laquelle chacun pourrait se reconnaître. Il n’y a aucun « statut » du précaire à reconnaître ou à défendre, parce qu’être précaire, que ce soit une situation subie ou choisie, ou un peu des deux, n’est pas une nouvelle catégorie sociale mais est une des réalités qui concourt à la production de l’appartenance de classe comme contrainte extérieure.
Si donc une révolution communiste est aujourd’hui possible, elle ne peut naître que dans ce contexte très particulier : être un prolétaire est vécu comme une forme extérieure à ce qu’on est, alors même que dans le capitalisme, si on doit vendre sa force de travail et quelle que soit la forme de cette vente, on ne peut pas être autre chose qu’un prolétaire. Une telle situation crée facilement l’idée fausse que c’est ailleurs, dans un mode de vie plus ou moins alternatif, que l’on peut créer le communisme. Ce n’est pas un hasard si une minorité, qui commence socialement à être conséquente dans les pays occidentaux, tombe facilement dans ce rêve et s’imagine prendre parti contre le capitalisme et le combattre par cette méthode. Mais le rapport social capitaliste est la dynamique totalisante de notre monde et il n’y a rien qui lui échappe si facilement qu’ils l’imaginent.
Le dépassement de toutes les conditions existantes ne peut venir que d’une phase de lutte intense et insurrectionnelle au cours de laquelle les formes de la lutte et les formes de la vie future prendront corps en même temps et dans un seul et même mouvement, les secondes n’étant rien d’autre que les premières. Cette phase et son activité spécifique, nous proposons de les appeler la communisation.
La communisation n’existe pas encore, mais c’est toute la phase de lutte actuelle que nous venons d’évoquer qui nous permet d’en parler maintenant. En Argentine, durant la lutte qui a suivi les émeutes de 2001, ce sont les déterminations du prolétariat comme classe de cette société qui ont été bousculées : propriété, échanges, division du travail, rapports hommes/femmes… La crise étant alors limitée à ce seul pays, cette lutte n’a jamais franchi les frontières : or la communisation ne peut exister que dans une dynamique d’élargissement sans fin. Son arrêt signifiera sa mort, au moins momentanée. Mais les perspectives qui sont celles du capitalisme depuis la crise financière de 2008 – des perspectives qui sont mondialement très sombres pour lui – nous laissent penser que la prochaine fois l’effondrement de l’argent ne se limitera pas à l’Argentine. Il ne s’agit pas de dire que le point de départ sera nécessairement une crise de la monnaie, mais plutôt de considérer que dans la situation actuelle nombre de points de départ sont envisageables et que la grave crise monétaire qui s’annonce en fait incontestablement partie.
Selon nous, la communisation sera le moment où la lutte rendra possible, comme un des moyens de sa continuation, la production immédiate du communisme. Par communisme, nous entendons une organisation collective débarrassée de toutes les médiations qui, pour le moment, servent à la société pour relier entre eux les individus : argent, État, valeur, classes, etc. C’est que ces médiations n’ont pas d’autre but que de permettre l’exploitation. Si elles s’imposent à tous, en revanche elles ne servent qu’à quelques uns. Le communisme sera donc le moment où les individus se rapporteront les uns aux autres directement, sans que leurs relations interindividuelles soient surplombées par des catégories auxquelles tous devraient se soumettre.
Il va de soi que cet individu ne sera pas l’individu tel que nous le connaissons, celui de la société du capital, mais un individu différent produit par une vie aux formes différentes. Pour bien comprendre ce point, il faut se rappeler que l’individu humain n’est pas une réalité intangible résultant de la « nature humaine », mais une production sociale, et que chaque période de l’histoire a produit son type d’individu. L’individu du capital est celui qui est déterminé par la part de la richesse sociale qu’il reçoit : cette détermination est subordonnée au rapport qu’entretiennent les deux grandes classes du mode de production capitaliste, le prolétariat et la classe capitaliste. Ce rapport est premier et l’individu est produit ensuite, au lieu que les classes soient, comme on le croit trop souvent, un rassemblement d’individus qui leur préexisteraient. L’abolition des classes sera donc l’abolition des déterminations qui font de l’individu du capital ce qu’il est : celui qui jouit individuellement et égoïstement de la part de la richesse créée en commun. Naturellement, ce n’est pas là la seule différence entre le capitalisme et le communisme : la richesse créée dans le communisme serait qualitativement différente de ce que le capitalisme est capable de créer. Le communisme n’est pas un mode de production en ce sens que les rapports sociaux n’y sont pas déterminés par la forme que prend la processus de fabrication des objets nécessaires à la vie, mais à l’inverse que ce sont les rapports sociaux communistes qui déterminent la manière dont sont fabriqués les objets nécessaires.
Nous ne savons pas, et nous ne pouvons savoir, et donc nous ne cherchons pas à savoir à quoi ressemblera concrètement le communisme. Nous savons seulement ce qu’il sera en négatif, à travers l’abolition des formes sociales capitalistes. Le communisme est un monde sans argent, sans valeur, sans État, sans classes sociales, sans domination et sans hiérarchie – ce qui impose que soient aussi dépassées les formes de domination anciennes mais intégrées dans le fonctionnement même du capitalisme, comme le patriarcat, et que le communisme soit aussi le dépassement conjoint de la condition masculine et de la condition féminine. Il va sans dire également que toute forme de division communautaire, ethnique, raciale ou autre est également impossible dans le communisme, qui est d’emblée mondial.
Si nous ne pouvons prévoir et décider quelles seront les formes concrètes du communisme, c’est parce que des rapports sociaux ne naissent jamais prêts d’un cerveau unique, aussi génial soit-il, mais ne peuvent qu’être la résultante d’une pratique sociale massive et généralisée. C’est cette pratique que nous nommons la communisation. La communisation n’est pas un but, elle n’est pas un projet ; elle n’est rien d’autre qu’un chemin, mais dans le communisme le but est le chemin, le moyen est la fin. La révolution est précisément le moment où on sort des catégories du mode de production capitaliste. Cette sortie s’annonce déjà dans les luttes actuelles mais n’y existe pas vraiment, dans la mesure où seule une sortie massive qui détruit tout sur son passage est une sortie.
La communisation, nous ne pouvons en douter, sera un processus chaotique. C’est que la société de classe ne mourra pas sans se défendre de multiples façons, et l’histoire nous enseigne que la sauvagerie d’un État qui cherche à défendre son pouvoir est illimitée – tout ce qui a été le plus atroce et le plus inhumain depuis l’aube de l’humanité a été le fait des États. C’est uniquement dans cette lutte à mort et dans les nécessités de celle-ci que l’ingéniosité sans limite que peut libérer la participation de chacun à l’œuvre de sa propre libération trouvera les ressources pour combattre le capitalisme et créer le communisme dans un seul et même mouvement. Les pratiques révolutionnaires de gratuité, abolissant la valeur, l’échange et tous les rapports marchands dans la guerre contre le capital, constituent l’arme déterminante pour intégrer, par des mesures de communisation, la plus grande partie des exclus, des classes moyennes et des masses paysannes les plus pauvres, bref, pour créer dans la lutte l’unité qui n’existe plus dans le prolétariat.
Il est évident aussi que la course en avant que représente la création du communisme mourra si elle doit s’interrompre. Toute forme de capitalisation des « acquis de la révolution », toute forme de socialisme, toute forme de « transition », conçue comme une phase intermédiaire avant le communisme, comme une « pause », sera la contre-révolution produite non par ses ennemis, mais par la révolution elle-même, et sur laquelle le capitalisme mourant tentera de s’appuyer. Le dépassement du patriarcat sera, quant à lui, un tel bouleversement qu’il divisera le camp des révolutionnaires eux-mêmes, car bien évidemment ce n’est nullement « l’égalité » des hommes et des femmes qui sera recherchée mais bien l’abolition pure et simple des distinctions sociales fondées sur le sexe. C’est pour toutes ces raisons que la communisation apparaîtra comme une « révolution dans la révolution ».
Seule la multiplicité des mesures de communisation, prises en tous lieux et par toutes sortes de gens, qui, quand elles seront une réponse adéquate à une situation donnée, se généraliseront d’elles-mêmes sans que personne ne sache qui les a créées et qui les a transmises, pourra fournir un mode d’organisation adéquat à cette révolution. La communisation ne sera pas démocratique, parce que la démocratie, même « directe », est une forme qui ne correspond qu’à un type de rapport entre l’individu et le collectif – précisément le type que le capital a poussé à son extrême, et avec lequel le communisme rompra. Les mesures communisatrices ne seront prises par aucune instance, aucune forme de représentation de qui que ce soit, aucune médiation. Les mesures communisatrices seront prises par tout le monde et on ne sait qui. Elles seront prises par tous ceux qui, à un moment donné, prendront l’initiative de chercher une réponse qu’ils estimeront adéquate à un problème de la lutte – et les problèmes de la lutte, ce seront aussi les problèmes de la vie, comment manger, se loger, partager avec tous, combattre contre le capital, etc. Les débats existeront, les divergences existeront, les luttes internes existeront : la communisation sera aussi révolution dans la révolution. Il n’y a pas d’instance qui tranchera ces conflits : c’est la situation qui tranchera, et c’est, post festum, l’histoire qui saura qui aura eu raison. Cette conclusion paraîtra peut-être abrupte : mais c’est qu’il n’y a pas d’autre manière de créer un monde.
::Leon de Mattis, juillet 2011