La relation de classes capitaliste est une totalité, qui n’a rien de statique. Étant une contradiction en mouvement elle est donc une contradiction qui a une histoire, et même une contradiction qui fait l’histoire. Ce texte se veut une contribution aux efforts pour développer les catégories adéquates au travail de périodisation de l’histoire de l’époque capitaliste – c’est-à-dire de la périodisation de la relation de classes capitaliste1).
Dès le premier abord il paraît évident que la relation de classes capitaliste a connu des modifications structurelles de grande importance au cours de son histoire. Par exemple peu de gens oseraient nier qu'une restructuration du capital (ou mieux, une restructuration de la relation de classes) ait eu lieu depuis les années 70. Par contre, ce qui peut être remis en question, c'est la base théorique sur laquelle les modifications structurelles de la relation de classes capitaliste peuvent être saisies2). Ce qui suit est l’exploration préliminaire de quelques critères pouvant servir d’outils à une périodisation de la relation de classes capitaliste ; les contours d’une telle périodisation pourront alors être provisoirement ébauchés3).
La périodisation développée par le groupe Théorie communiste (TC) est le point de départ de cette analyse, elle en est en partie la critique. Les grandes lignes de la périodisation de TC sont esquissées dans la « Postface » de Endnotes n°1, et une critique de l’utilisation des catégories de subsomption formelle et réelle à la base de cette périodisation est développée dans « The History of Subsumption » (‹ Histoire de la subsomption ›) dans Endnotes n°24).
Dans la périodisation de TC, la subsomption réelle est théorisée dans les termes du capital devenant un système organique, se constituant et se reproduisant lui-même en tant que tel. La subsomption réelle est définie par TC comme « le capital devenant société capitaliste », en tant que procès par lequel les deux circuits du double moulinet (la reproduction du capital et la reproduction de la force de travail) deviennent adéquats à la production de plus-value relative. Cela est exact dans la mesure où le principe structurel sur lequel est fondé la subsomption du travail sous le capital est la plus-value relative, elle-même présupposée par les transformations à l’intérieur des modalités de reproduction du prolétariat. Ces transformations sont naturellement médiées par les transformations du procès de travail, par le devenir capitaliste des branches de production des biens entrant dans la consommation ouvrière, par la transformation en activités marchandes de nouveaux secteurs des activités reproductives et par la transformation des combinaisons et des modalités de la confrontation entre les classes. Sans doute, dans la période actuelle, la reproduction du prolétariat est médiée par les transformations à l’intérieur du circuit de la reproduction du capital – à savoir toutes les transformations fondamentales dans la façon dont la plus-value devient capital additionnel (telles que l’importance croissante du capital financier, l’interpénétration des marchés mondiaux et la disparition tendancielle de tous les obstacles tant à la fluidité globale qu'à la mobilité du capital). Capital et prolétariat s’affrontent directement, non seulement dans la sphère de la production, mais encore au niveau de leur reproduction (ou de plus en plus, comme nous le verrons, au niveau de leur non-reproduction).
TC attribue une place centrale à la subsomption du travail sous le capital dans son schéma historique et systématique. Cela paraît juste, dans la mesure où la valorisation du capital découle de la subsomption du travail sous le capital (d'ailleurs c’est la dynamique historique dominante de l’époque capitaliste). Cependant, bien que la subsomption du travail sous le capital puisse être située au cœur du système, on ne peut pas se limiter à caractériser le développement historique de la totalité des relations sociales capitalistes uniquement dans les termes de la catégorie de subsomption. En effet, l’analyse de TC elle-même amène à une focalisation historico-systématique sur le développement des modalités d’intégration des circuits de reproduction du capital et de la force de travail. Il s’ensuit qu’en utilisant l’analyse de TC en tant que point de départ critique, il est possible d’ébaucher une périodisation du rapport de classes en distinguant diverses phases d’intégration des circuits de reproduction du capital et du prolétariat. Provisoirement, donc, on peut théoriser ces phases de façon systématique sous la rubrique des modalités de reproduction de la relation entre capital et prolétariat. En faisant un tel usage de ces catégories, on peut établir l’interconnexion systématique entre la subsomption du travail sous le capital et les modalités de l’intégration des circuits de reproduction tant du capital que de la force de travail. Cette approche a l’avantage de mettre en avant le développement systématico-historique de la reproduction de la relation de classes, elle nous offre donc une base pour théoriser l’histoire et l’actualité de la contradiction en développement entre capital et prolétariat. Une telle production théorique échappe au Charybde des approches subjectivistes et au Scylla des approches objectivistes (qui tombent dans des points de vue unilatéraux : soit la lutte des classes, soit le cours de l’accumulation capitaliste). Donc, capital et prolétariat peuvent être saisis comme étant dans une relation d’implication réciproque, et le cours historique de la reproduction de cette relation est ainsi perçu comme étant simultanément tout autant une histoire de la lutte de classe qu'une histoire du procès des catégories économiques objectives – l’histoire du rapport d’exploitation.
Une périodisation historique provisoire fondée sur les changements dans les modalités de la reproduction du rapport de classes nous permet d’identifier, dans une perspective heuristique, trois grandes périodes historiques. La relation entre capital et prolétariat est toujours une relation interne – au sens où chaque pôle de la relation implique et reproduit l’autre (c’est une relation d’implication réciproque) – cependant il est possible de distinguer des transformations historiques fondamentales dans la manière dont les circuits de reproduction du capital et du prolétariat sont construits en relation l’un avec l’autre. Ces configurations correspondent à des transformations des modes d’accumulation et à des dynamiques de la lutte de classe qualitativement différentes. Dans le premier numéro de Endnotes, en partant d’une interprétation et d’une modification de la périodisation exposée par TC, celle-ci était proposée : une période durant laquelle les circuits de reproduction du capital et de la force de travail étaient reliés de façon externe ; une période de la relation médiatement interne entre ces circuits ; et, finalement, une période où ces circuits sont reliés de façon immédiatement interne. L’ensemble était qualifié de procès historique de la dialectique de l’intégration des circuits de reproduction du capital et de la force de travail. Mais finalement, ce schéma provisoire de périodisation de l’accumulation capitaliste et de la lutte de classe en relation avec les modalités de reproduction du rapport de classes doit être modifié, même si cela ne signifie pas que le fondement d’une telle périodisation historique est abandonné, ou que la reproduction du rapport de classes n’est plus la matrice d’une telle périodisation.
Dans le premier numéro de Endnotes la période actuelle était caractérisée par une relation immédiatement interne entre les circuits de reproduction du capital et ceux de la force de travail. Maintenant, il apparaît de plus en plus que, dans un certain sens, la période actuelle se définit aussi par une tendance inverse : la disjonction partielle de ces circuits. En parallèle ou en contradiction avec le procès centripète d’intégration des circuits de reproduction du capital et de la force de travail, nous pouvons identifier la tendance contraire comme procès centrifuge de désintégration, ou de disjonction. Ces tendances contradictoires à l’intérieur de l’accumulation capitaliste, fondées sur l’exploitation du travail salarié, sont la manifestation de ce qui fût exposé par Marx sous le nom de « loi générale de l’accumulation capitaliste »5).
Avec le développement des forces sociales de production, la dynamique interne même de l’accumulation capitaliste tend à l’inessentialisation du travail et à l’expulsion de la force de travail de la production. Marx théorise ces tendances comme loi générale de l’accumulation capitaliste et comme production d’une population surnuméraire relative. Et cela, alors même que le travail salarié est le fondement du mode de production capitaliste et que l’exploitation du travail salarié est la base de l’accumulation capitaliste – c’est en effet toujours le travail vivant de travailleurs salariés qui produit la plus-value. Ainsi, l’accumulation capitaliste tend à remettre en cause sa propre base : le travail salarié tend à disparaître relativement à l’accumulation du capital. Cette tendance à la suraccumulation du capital fut clairement exprimée par Marx dans le « Fragment sur les machines » dans les Grundrisse6) et plus amplement élaborée, dans les divers brouillons avec lesquels Engels établit le Livre 3 du Capital7) après la mort de Marx, en tant que baisse tendancielle du taux de profit due à la croissance de la composition organique du capital (c’est-à-dire une augmentation de la composition de valeur du capital comme effet de la croissance de sa composition technique – le rapport entre les moyens de production et la force de travail). Il faut remarquer que Marx a énuméré des « contre-tendances », certaines endogènes, d’autres exogènes, telles que : l’intensification du travail, qui accroît le taux d’exploitation ; la réduction du salaire au-dessous de la valeur de la force de travail ; la réduction de la valeur du capital constant à la suite de l’augmentation de la productivité du travail ; la réduction du temps de rotation du capital ; l’expansion du capital dans de nouvelles branches de production de composition organique moindre et de taux d’exploitation plus élevé ; les rapports mercantilistes de commerce avec les colonies et l’augmentation du capital en actions. Les deux contre-tendances qui peuvent être considérées comme endogènes sont : la réduction du temps de rotation du capital liée aux progrès technologiques dans les activités de transport et les infrastructures, ce qui est une puissante contre-tendance à la baisse du taux de profit (bien qu’elle tende de façon asymptotique vers zéro – il ne peut pas y avoir de temps de rotation négatif !) ; et la baisse de la valeur du capital constant par l’accroissement de la productivité du travail. La question de la force relative de cette dernière contre-tendance, endogène, par rapport à la tendance même, est ouverte. Marx considère qu’elle tend à freiner la réalisation de la tendance plutôt qu’à l’annuler8).
Si la loi de la baisse tendancielle du taux de profit peut être considérée comme s'affirmant tout au long de l’histoire de l’accumulation capitaliste, c'est à travers les crises périodiques de suraccumulation du capital qu'elle se manifeste. Il s’agit toujours de suraccumulation du capital vis-à-vis des conditions de reproduction de sa valorisation (c’est-à-dire vis-à-vis des possibilités d’extraction de nouvelle plus-value en quantité suffisante pour valoriser le capital accumulé)9). Les crises apparaissent comme de violentes corrections de la suraccumulation du capital à travers la dévalorisation (c’est-à-dire la destruction de la valeur des moyens de production, corrigeant de cette façon le rapport du capital constant au capital variable et permettant à l’accumulation de reprendre sur la base d’une composition organique du capital inférieure)10).
Cette tendance inhérente à l’accumulation capitaliste s’exprime comme productivité croissante du travail, comme augmentation de la composition organique du capital, comme baisse du taux de profit, comme production structurelle d’une population de surnuméraires et comme suraccumulation de capital. En conséquence, la relation entre plus-value absolue et plus-value relative devient essentielle. La croissance de la plus-value sous son mode absolu accroît la valorisation selon un taux exponentiellement plus élevé que la croissance de la plus-value sous son mode relatif qui, quant à elle, tend asymptotiquement vers zéro. Comme Marx le défend, une des contre-tendances fondamentales à la baisse tendancielle du taux de profit est l’augmentation de l’intensité du travail qui accroît le taux d’exploitation – c’est-à-dire l’accroissement de la plus-value absolue vis-à-vis de l’extraction de plus-value relative. Bien sûr, l’extraction de plus-value absolue rencontre des limites infranchissables dans les capacités physiologiques et nerveuses, limites inscrites dans la nécessaire reproduction de la force de travail et dans le rythme maximum selon lequel le travail peut s’exercer durant la journée de travail11). Étant donné l’importance de la relation entre l’extraction de plus-value absolue et de plus-value relative pour le cours de l’accumulation capitaliste (c’est-à-dire pour le cours du rapport d’exploitation entre le capital et le prolétariat et donc pour le cours de la lutte de classe), il est plausible que cette relation puisse servir de critère central en ce qui concerne la périodisation de la relation entre les classes. L’hypothèse à étudier ici est que la relation entre l’extraction de plus-value absolue et de plus-value relative est marquée par des modifications historiques et que ces modifications correspondent dans le même mouvement à des transformations de la manière dont la relation entre les classes est reproduite (c’est-à-dire dans la manière dont les circuits de reproduction du capital et du prolétariat sont configurés l’un en fonction de l’autre). Une telle périodisation de la configuration structurelle de la relation entre les classes – des modalités de sa reproduction – pourrait nous permettre de spécifier les périodes correspondantes en relation avec le caractère historique de la lutte de classe, ou des cycles de luttes.
Les critères avancés ici pour une périodisation provisoire ne sont pas exhaustifs, et les phénomènes décrits ici sont sans aucun doute surdéterminés par d’autres facteurs, et pour cela nécessitent d’être théorisés à un plus haut niveau de concret et de complexité. À notre niveau d’abstraction, la périodisation avancée est nécessairement schématique. Une question connexe est celle de l’étendue et de la validité géographiques de cette périodisation. Étant entendu qu’une périodisation plus sophistiquée nécessiterait de prendre en compte une « théorie du développement inégal et combiné » de la relation de classes capitaliste, nous nous limitons ici à une approche des pôles dominants de l’accumulation capitaliste – c’est-à-dire, la Grande-Bretagne, les États-Unis et l’Allemagne – au XIXe siècle et durant la première moitié du XXe siècle12) alors que la portée de cette périodisation s'étend ensuite au reste de l’Europe occidentale, au Japon, puis aux « pays nouvellement industrialisés » et enfin aux « économies émergentes » (par exemple, le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine, c'est-à-dire les BRIC) et au reste du monde13).
L’accumulation capitaliste est parcourue de crises depuis ses origines, des bulles spéculatives et des krachs financiers surviennent dès les XVIIe et XVIIIe siècles, et une sorte de cycle décennal où se succèdent période de boom et d’effondrement scande une grande partie du XIXe siècle. Une période de sévères dépressions et de crises financières s’étend en Grande-Bretagne et aux États-Unis entre 1873 et 1896 (particulièrement en Grande-Bretagne, où cette période est connue comme celle de la « Grande Dépression »). Des crises financières importantes surviennent aux États-Unis en 1907 et 1929, la dernière ouvre la « Grande Dépression » du début des années 30. Des périodes de forte croissance prennent place dans l’intervalle de ces crises, krachs et dépressions. La question reste ouverte de savoir si chacune de ces crises peut ou non être expliquée fondamentalement en termes de suraccumulation du capital, si certaines d’entre elles correspondraient plutôt à des épisodes de spéculation, de création et d’élimination de capital fictif, de crises monétaires, ou à des problèmes de réalisation (crises commerciales), indépendamment de la tendance à la baisse du taux de profit.
Sans aucun doute, il semble que la reproduction élargie du capital rencontre les butoirs de la suraccumulation de capital vers la fin du XIXe siècle et à nouveau au début du XXe. Selon TC, c’est à ce moment de l’histoire que la subsomption réelle de la production agricole et de la production des marchandises de base nécessaires à la reproduction de la force de travail s’est vraiment imposée de façon systématique, c’est-à-dire qu'à ce moment le développement capitaliste s’effectue de façon prédominante sur la base de l’extraction de plus-value relative. Cependant, nous devons souligner ici que l'identification par TC d’une phase de subsomption formelle jusqu’à ce moment de l’histoire est discutable dans la mesure où toutes les transformations et réorganisations du procès de travail impliquent déjà la subsomption réelle. Il semble que pour TC les gains de productivité systématiques et continus (industrialisation et mécanisation) à l’intérieur de l’agriculture et de la production textile ne surviennent pas avant la fin du XIXe siècle, et cette thèse est insoutenable. Comme l'a relevé Brenner, les racines du capitalisme européen sont agricoles et la transition au mode de production capitaliste s’effectue en grande partie au travers de la transformation de la production agricole14). Dans la mesure où, pendant le XIXe siècle, les marchandises entrant dans la consommation ouvrière sont déjà produites, de façon prédominante, comme des marchandises capitalistes dans les aires centrales de la production capitaliste, cela semble contredire l'identification par TC d’une phase de subsomption formelle fondée de façon centrale sur l’extraction de plus-value absolue, et donc par extension leur désignation de deux phases ultérieures de subsomption réelle.
En effet, à partir des données empiriques sur les salaires réels et la productivité dans quelques pays leaders de l’aire centrale de l’accumulation capitaliste, la situation suivante se dessine : au Royaume-Uni, entre 1800 et 1840, la productivité s’accroît, le taux de profit double, et les salaires réels stagnent ; les salaires réels ne commencent à croître qu’après 1850 et surtout après 187115). Aux États-Unis, entre 1871 et 1914, les salaires réels et la productivité augmentent ensemble de façon significative, les salaires réels ne restant que faiblement à la traîne de la productivité16). En Allemagne également, les salaires réels s’accroissent durant cette période en liaison avec une industrialisation accélérée et une augmentation de la productivité17). Il semble clair que l’accumulation entre ces différents centres se caractérise déjà durant cette période tant comme subsomption réelle du travail sous le capital que par l’extraction de plus-value relative. La liaison systématique entre augmentation du salaire réel et croissance de la productivité du travail est d’ores et déjà établie18). En conséquence, il est difficile de défendre que la relation de classes durant cette période se caractérise par une relation externe entre les circuits de reproduction du capital et du prolétariat. Si une telle période a existé elle doit être recherchée antérieurement, au moins avant 1850 pour la Grande-Bretagne et avant 1871 pour l’Allemagne et les États-Unis19).
Maintenant, si nous acceptons l’idée que les catégories de subsomption formelle et réelle ne sont pas les plus pertinentes pour une périodisation historique, il pourrait tout de même être intéressant de considérer la relation entre les différents modes d’extraction de la plus-value (c’est-à-dire les différents modes d’accumulation du capital) en rapport avec les différentes modalités de reproduction du rapport de classe. Productions de plus-value absolue et relative parcourent conjointement la totalité de l’histoire du mode de production capitaliste que nous sommes en train d’étudier. Toutefois, nous pouvons dire, de façon très large et schématique, que les limites de la journée de travail dans les principaux centres de la production capitaliste furent établies à la suite de luttes très dures vers la fin du XIXe et le début du XXe siècle (les résultats de ces luttes ont été transcrits sous forme légale dans la succession des Factory Acts en Grande-Bretagne à partir de 1802). Dans cette situation, l’extraction de plus-value relative acquiert une importance élevée pour l’accumulation capitaliste par rapport à l’extraction de plus-value absolue. Naturellement, l’extraction de plus-value absolue persiste conjointement à celle de plus-value relative après ce moment – en effet, une des fonctions des gains de productivité au travers de la mécanisation, etc. est aussi d’intensifier le procès de travail, c’est-à-dire d’accélérer le rythme auquel les ouvriers travaillent, ce qui accroît la production de plus-value absolue. Cependant, l’intensification du travail possède également des limites intrinsèques. Il faudrait souligner ici que nous ne disons pas que la plus-value absolue a disparu après que la lutte de classe a imposé des limites à la journée de travail – la plus-value absolue demeure la base sur laquelle l’extraction de plus-value relative peut intervenir. Toutefois, la possibilité d’accroissement de la plus-value absolue est réduite après ce moment, donnant un élan supplémentaire à l’extraction de plus-value relative au travers du développement de la productivité du travail. Donc les luttes sur la plus-value absolue portant sur la longueur de la journée de travail ont une importance systémique jusqu’à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe. L’importance systémique de la production de plus-value absolue avant ce moment consiste dans la possibilité de maintenir les taux de rentabilité et dans le fait qu’elle agit comme un moteur de l’accumulation, conjointement à l’extraction de plus-value relative. À partir de ce moment, conjointement à la décroissance du poids de l’extraction de plus-value absolue, la plus-value relative acquiert une importance systémique élevée, puisque l'accumulation sur cette base tend à la suraccumulation – ce qui est fondamental.
Nous avons vu qu’en Grande-Bretagne, aux États-Unis et en Allemagne, l’accumulation se développait sur la base d’une connexion systématique entre la croissance des salaires réels et celle de la productivité du travail, surtout après 1871. Il est certain que cette période est alors déjà caractérisée par une relation interne entre les circuits de reproduction du capital et du prolétariat.
Dans une version précédente de ce texte, la première période de la relation de classes et le cycle de luttes lui correspondant étaient compris comme s’étendant jusqu’aux vingt premières années du XXe siècle : « Durant cette première période – celle de la relation externe entre les circuits de reproduction du capital et de la force de travail – où la composition de classe du prolétariat, dans les principaux centres de production est dominée par la figure de l’ouvrier de métier qualifié, les pôles de la relation de classes se rapportent l’un à l’autre comme contraires externes dans la lutte sur le partage entre salaires et profits et sur les limites de la journée de travail. La classe ouvrière, en tant que classe du travail productif, est capable d’affirmer son autonomie contre le capital, dans la mesure même où les institutions du mouvement ouvrier montent en puissance à l’intérieur du mode de production capitaliste. La vague révolutionnaire, à la fin de la Première Guerre mondiale, et la contre-révolution qu’elle entraîne dans son sillage, sont les expressions les plus achevées de cette configuration contradictoire du rapport de classes. Elles sont l’apogée d’un cycle de luttes dont cette configuration du rapport de classes était la base. »
Il faudrait signaler que la problématique exposée dans cette version précédente s’inspirait aussi en partie des thèses de Sergio Bologna20) sur la relation entre la « composition de classe » et les formes de l’organisation révolutionnaire en Allemagne et aux États-Unis au début du XXe siècle. Si nous acceptons le fait que les circuits de reproduction du capital et du prolétariat étaient déjà connectés de façon interne après 1850 (ou 1871) dans les principaux centres de l’accumulation capitaliste, il s’ensuit maintenant que cette ancienne problématique doit être partiellement corrigée21). Il est évident que les années 1917-1921 marquent un tournant dans l'histoire de la relation de classes capitaliste et l’apogée d’un cycle de luttes. S'il y a déjà un rapport interne entre les circuits de reproduction du capital et du prolétariat avant cette vague de révolutions et contre-révolutions, il faut en déduire que le caractère de cette connexion interne subit une transformation qualitative par la suite. Elle devient progressivement institutionnalisée et systématisée sur des aires nationales d’accumulation, cela en tant que relation entre une classe ouvrière organisée et les grandes entreprises qui réalisent une concentration et une centralisation croissantes du capital s’accompagnant d’une intervention croissante de l’État dans la reproduction de cette relation22).
Comme nous l’avons vu la croissance des salaires réels et de la productivité caractérise la relation entre les circuits de reproduction du prolétariat et du capital après 1850 ou 1871 en Grande-Bretagne, en Allemagne et aux États-Unis. Le passage à cette modalité de reproduction de la relation de classes dans les centres dominants de l’accumulation capitaliste survient dans une période de luttes continuelles sur les limites de la journée de travail (ces luttes s’étendent sur le XIXe siècle et les débuts du XXe). On peut soutenir que ces transformations doivent être comprises de façon conjointe comme constituant une nouvelle configuration du rapport de classes, un nouveau cycle de luttes et un nouveau modèle d’accumulation capitaliste, dans lequel la production de plus-value relative acquiert une nouvelle importance systémique vis-à-vis de la plus-value absolue. La place limitée laissée à l’extraction de plus-value absolue joue un rôle d'aiguillon de plus en plus important pour le développement de nouvelles techniques de production : ce procès caractérisant déjà l’accumulation capitaliste dans les principaux centres de l’accumulation capitaliste dans les dernières phases du XIXe siècle, mais indubitablement il passe à un niveau supérieur de systématisation et d’institutionnalisation après la vague révolutionnaire et contre-révolutionnaire qui suit la Première Guerre mondiale. En gros et schématiquement, le management scientifique tayloriste et les techniques fordistes transforment le procès de production et progressivement donnent naissance à une nouvelle composition industrielle de la classe autour de la figure hégémonique de l’ouvrier masse de la chaîne d’assemblage, totalement ou partiellement déqualifié (l'ouvrier spécialisé). L’accumulation du capital devient dépendante de la production industrielle de masse de biens de consommation destinés à la classe ouvrière.
Dans les années 1920 et plus encore durant les années 1930 (avec le New Deal de Roosevelt), l’État capitaliste, dans le nouveau centre émergent de l’accumulation capitaliste – les États-Unis – commence à mettre en œuvre des stratégies pour organiser et contrôler les excédents jumeaux qui sont la manifestation de la suraccumulation (capital en excédent et population surnuméraire) : des subventions directes au secteur productif et des versements directs aux ouvriers sous la forme de retraites ou de protection sociale. Ce management keynésien des excédents jumeaux (excédents de capital et de population) favorisa le boom de l’après-guerre, rendu également possible par la dévalorisation massive du capital durant la Seconde Guerre mondiale23). Du capital est exporté vers l’Europe occidentale, le Japon, le Brésil, etc. Dans chacun de ces pays capitalistes avancés, on constate une configuration du rapport de classes où le salaire (et plus généralement le salaire social) est lié aux gains de productivité – c’est-à-dire que la reproduction du prolétariat est puissamment reliée à l’accumulation du capital. Durant cette période, les circuits de reproduction du capital et de la force de travail sont intégrés au travers de la médiation du mouvement ouvrier et de la régulation de l’État sur des aires nationales d’accumulation24). Le rapport d’exploitation est transformé de telle sorte que la lutte des classes prend généralement l’allure d’un processus de négociations industrielles collectives ; le capital et le prolétariat s’affrontent l’un l’autre comme antagoniques dans la lutte des classes sur la question de la compensation des hausses de productivité par du salaire social, dans le cadre d’un contrat social dont l’État capitaliste est le médiateur. Dans cette configuration des circuits de reproduction du capital et de la force de travail, chacun de ces circuits est entraîné par la force motrice de l’autre. Les augmentations de salaires, bien que liées aux gains de productivité, assurent la reproduction élargie des besoins du prolétariat ; la valeur réelle des salaires croît absolument, tandis que l’accumulation du capital fonctionne sur la base de la paupérisation relative du prolétariat (c’est-à-dire relativement à la valeur sociale totale produite).
S’il est vrai que durant cette période que nous avons provisoirement appelée la période de l’intégration médiée des circuits de reproduction du capital et du prolétariat, la plus-value relative est systémiquement prédominante par rapport à la plus-value absolue pour l’accumulation du capital, cela ne signifie pas que la plus-value absolue a disparu de la relation. En effet, la hausse de la productivité du travail par l’introduction de nouvelles techniques s’accompagne souvent d’une intensité du travail croissante. Sans doute, le partage des gains de productivité [productivity deals] englobe, lors des négociations collectives entre les syndicats et la direction des entreprises, deux éléments lors d'une accélération du rythme du procès de travail: ce qu’en termes marxistes on peut désigner comme productivité du travail et intensité du travail. Ainsi, la tendance à la suraccumulation de capital est en partie contrebalancée par un accroissement de la plus-value absolue (la suppression des pores de la journée de travail). Cette contre-tendance peut expliquer en partie le long dynamisme du boom d’après-guerre. Toutefois, comme nous l’avons vu, l’intensité du travail ne peut croître indéfiniment et, en effet, avec le pouvoir grandissant du prolétariat à l’intérieur des « forteresses ouvrières » de l’époque fordiste, l’augmentation de l’intensité du travail est elle-même de plus en plus l’objet d’une remise en cause par des pratiques de refus du travail.
Les formes de la lutte de classe durant cette période, aussi bien que la perspective d’un dépassement révolutionnaire du rapport de classes capitaliste, reflètent le pouvoir grandissant du prolétariat à l’intérieur du mode de production capitaliste. À l’apogée de ce cycle de luttes (qui est également sa fin), le dépassement révolutionnaire du capital est posé contradictoirement et simultanément d’une part comme une généralisation de l’autonomie prolétarienne et de sa capacité à dicter les termes de la reproduction sociale, et, d’autre part, comme le refus du travail et de la condition ouvrière. Ces tendances contradictoires représentent la limite de la dynamique révolutionnaire fondée sur l’intégration médiate des circuits de reproduction du capital et de la force de travail.
Sur le long terme cette configuration du rapport de classes se révéla insoutenable. La tendance à la suraccumulation du capital parut s’affirmer elle-même à nouveau, à l’échelle mondiale, vers la fin des années 1960 et le début des années 1970, avec l’irruption d’une nouvelle vague de luttes révolutionnaires. La contre-révolution qui s’ensuivit marqua la fin de cet autre cycle de luttes.
La contre-révolution prit la forme de la défaite de la classe ouvrière et de la restructuration du rapport de classes à une échelle mondiale. En conséquence, l’intégration des circuits de reproduction du capital et de la force de travail, avec toutes les médiations de la gestion « keynésienne » des excédents jumeaux par l’État capitaliste, en partenariat conflictuel avec les organisations ouvrières, qui constituait la base du boom de l’après-guerre dans les pays capitalistes développés, est transformée par la restructuration qui disloque ces médiations.
La restructuration est, dans un certain sens, la disjonction des circuits de reproduction du capital et de la force de travail : l’accumulation capitaliste n’est plus caractérisée par des successions conflictuelles de négociations et d’accords collectifs sur les salaires et la productivité – la restructuration du rapport de classes a signifié que le prolétariat, structurellement, n'a aucune possibilité de s'affirmer dans sa confrontation avec le capital afin de lier gains de productivité et hausse des salaires réels. Depuis la restructuration, il y a eu une rupture du lien entre gains de productivité et niveaux des salaires réels. Dans la plupart des pays capitalistes développés, les salaires réels ont eu tendance à stagner presque de façon systématique. La Chine a constitué une exception à cette tendance; par contre, il est douteux que d’autres « économies émergentes » présentent cette situation exceptionnelle sur une telle échelle ou même en quoi que ce soit25).
La restructuration a modifié les conditions dans lesquelles le prolétariat et le capital se rencontrent sur le marché du travail qui, du côté du capital, tend à être unifié à l’échelle mondiale, particulièrement grâce à une médiation de la finance de plus en plus importante et fluide et à la libéralisation des marchés, qui permettent aux flux de capitaux d'être investis plus ou moins librement à travers le monde26). Cela a eu pour conséquence que l’accumulation capitaliste a pu s’élargir indépendamment des contraintes qu’elle rencontrait en relation avec la nécessité d’assurer la reproduction du prolétariat selon un certain niveau de besoins historiquement développés, ou même selon la reproduction élargie des besoins du prolétariat. En bref, le circuit de l’accumulation du capital tend, en un certain sens, à relativement s’autonomiser (ou plutôt, à se découpler partiellement) du circuit de reproduction de la force de travail.
Cette disjonction des circuits de reproduction du capital et du prolétariat résulte de la restructuration et de la défaite du mouvement ouvrier autant que de la tendance fondamentale à la suraccumulation au cœur du rapport capitaliste ; il ne s’agit là que de moments du même procès historique. Depuis 1974, le développement de formes financiarisées de l’investissement capitaliste sur la base de l’étalon de change dollar est synonyme de la tendance à la suraccumulation et de la restructuration du rapport de classes. Crises de la dette, bulles financières et keynésianisme de la valeur des actifs (avec l’attaque contre la classe ouvrière et la croissance du taux d’exploitation) représentent différents moments du report de la crise de suraccumulation à une échelle mondiale.
En un sens, le salaire paraît avoir été de plus en plus marginalisé – de plus en plus exclu de son rôle central à l’interface des circuits de reproduction du capital et de la force de travail. La consommation prolétarienne a été de façon croissante financée par de la dette, et dans une certaine mesure médiée par des prêts hypothécaires rendus possibles par la hausse du prix des logements ainsi que par sa dépendance vis-à-vis des performances des fonds de pensions. Ces processus paraissent briser le lien entre la consommation et la vente de la force de travail. De la même façon, la formation du profit a été de plus en plus dépendante de la hausse du prix des actifs, de la spéculation financière, plutôt que des retours sur les investissements productifs. Il semblerait alors que la tendance à l’œuvre ait été à la déconnexion totale des deux circuits, celui de la reproduction du capital et celui de la force de travail, plutôt qu’à leur intégration croissante (ou à leur liaison interne croissante). On pourrait aussi soutenir que l’intégration des deux circuits tend à être médiée moins par le salaire que par le phénomène de plus en plus courant par lequel les institutions financières, par exemple, s’approprient directement une partie des revenus ouvriers sous la forme d’intérêts et de frais27). Toutefois, on ne comprendrait pas que conjointement la consommation financée par la dette d’un côté, et l’inflation du prix des actifs de l’autre, sont une assignation sur une extraction future de plus-value – qui ne peut avoir d’autre base que le salaire (l’exploitation de prolétaires vendant leur force de travail).
Donc, on peut soutenir qu’en réalité la restructuration a impliqué une intégration accélérée des circuits de reproduction du capital et de la force de travail, une hyper-intégration même. Le salaire est toujours d’une importance primordiale pour la reproduction du rapport de classes, même s’il est tendanciellement marginalisé. La montée du crédit à la consommation peut éventuellement être considérée comme un court-circuit des circuits de reproduction du capital et du prolétariat : des fractions du capital s’approprient directement une partie du revenu ouvrier, et la consommation ouvrière tend à se dé-lier de la participation active à la production. Toutefois, il est peut-être plus exact de dire que les crédits devront finalement être payés sur les revenus ouvriers, c’est-à-dire avant tout sur le salaire. L’appropriation directe et la consommation sans travail sont en réalité simplement des formes anticipant de futures entrées de revenus – le problème de la création actuelle de valeur pour anticiper ces assignations préalables sur la richesse est différé pour un temps, jusqu’à ce que cette disjonction s’affirme elle-même brutalement comme crise. Le crédit à la consommation se révèle lui-même comme une forme déguisée et distordue (ou différée) du salaire. Quand la crise met à nu la tendance à la suraccumulation du capital, l’importance décisive du salaire au cœur de la contradiction de classes apparaît alors dans l’illégitimité de la revendication salariale, dans la répression policière des tentatives de maintien du salaire ou même d’obtention d’indemnités de licenciement, et dans les tentatives de dégrader les termes de l’exploitation en faveur du capital.
L’inflation du prix des actifs et la consommation impulsée par la dette peuvent toutes deux apparaître comme se nourrissant elles-mêmes, comme étant des prophéties autoréalisatrices – pour un temps. Mais le tournant vers des formes financiarisées de l’investissement capitaliste, comme cela est exposé dans « Misère et dette », est l'indice de la suraccumulation. Toutefois, la relation fonctionne aussi dans l’autre direction, c’est-à-dire le capital financier en tant que facteur de contrainte à l’exploitation dans la production. Le taux d’exploitation croissant est une conséquence des exigences du capital financier envers le capital productif. Les formes financiarisées de l’investissement facilitent également la mobilité du capital dans sa confrontation avec la force de travail sur le marché mondial. Par là, d’une certaine façon, les pratiques issues de la déréglementation et de l’intermédiation financières retardent pendant un temps limité la crise de suraccumulation. En conclusion, le cours de l’accumulation du capital dans cette période est un ensemble de stratégies successives pour reporter la crise de suraccumulation : bulles financière et des actifs ; hausse du taux d’exploitation ; dévalorisations massives. Face à une crise de suraccumulation imminente, capital et prolétariat court-circuitent les procès normaux de reproduction. Bien qu'ils se minent eux-mêmes tendanciellement, la nécessité de ces procès normaux de reproduction se réaffirme rapidement. Donc l’on voit conjointement les procès contradictoires suivants : celui de l’intégration centripète et celui de la désintégration centrifuge des circuits de reproduction du capital et de la force de travail.
À un niveau général, la production d’une population excédentaire structurelle témoigne de la crise de suraccumulation. Cela peut s’exprimer dans le paradoxe selon lequel la reproduction du rapport de classes signifie la non-reproduction de grandes fractions du prolétariat en jachère, dont la force de travail n’a plus aucune valeur d’usage pour le capital. La reproduction du prolétariat peut être comprise comme la façon dont la force de travail des prolétaires est reproduite, ou, en d’autres termes, comme la reproduction du prolétariat en tant que tel – c’est-à-dire la reproduction de la condition prolétarienne – la classe des sans-réserve, ceux qui n’ont rien à vendre si ce n’est leur force de travail. Ouvriers doublement libres, ceux que le capital n’hésite pas à jeter à la rue dès qu’il n’a plus besoin de leur surtravail.
Nous avons alors une intégration croissante des circuits de reproduction du capital et du prolétariat en ce qui concerne un noyau relativement réduit, et simultanément la production d’une population excédentaire relativement croissante à la périphérie et dans ce noyau central lui-même28).
Nous pouvons donc identifier une dialectique d’intégration et de désintégration des circuits de reproduction. Suraccumulation et production de population excédentaire surviennent simultanément comme, et même à travers, l’intégration des circuits de reproduction. On peut également concevoir cela en disant que le procès même d’intégration des circuits de reproduction du capital et de la force de travail engendre son contraire : l’expulsion des ouvriers de la production et du circuit « normal » de reproduction médié par le salaire et/ou le salaire social. Les tendances centripète et centrifuge coexistent – en effet chacune est fonction de l’autre. Suraccumulation et production d’une population excédentaire sont fonction de l’intégration des circuits de reproduction du capital et du prolétariat ; de même la suraccumulation renouvelle l’incitation à intensifier l’intégration des circuits de la reproduction du rapport de classes. Cela s’effectue maintenant de plus en plus par un accroissement de l’extraction de plus-value absolue au travers de l’intensification du travail, de l’allongement de la semaine de travail, c’est-à-dire d’un accroissement du taux d’exploitation avec une pression à la baisse des salaires et une poursuite du démantèlement de l’État providence et de toutes les formes de salaire social. Dans la période actuelle, la délocalisation de la production vers des pays et des régions offrant de vastes réservoirs de main-d’œuvre bon marché, avec une législation du travail quasi inexistante, et l’orientation des investissements vers des industries et des branches qui sont intensives en travail et ont donc une composition organique plus basse, participent d’un retour à l’extraction de plus-value absolue (ou plutôt, sa plus grande importance systémique comme contre-tendance à la suraccumulation de capital)29).
Il apparaît alors que nous avons affaire à une dynamique complexe : la restructuration est marquée par une tendance à la disjonction partielle du circuit de reproduction du capital vis-à-vis du circuit de reproduction de la force de travail, simplement par la transformation des termes selon lesquels capital et force de travail s’affrontent l’un l’autre sur le marché mondial du travail. Le capital est libéré de la contrainte d’assurer une certaine croissance dans le niveau de reproduction du prolétariat, ou plus précisément, le lien entre la reproduction élargie des besoins du prolétariat et la reproduction élargie du capital a été rompu. C’était le mode d’accumulation précédent ou configuration de la relation de classes. Nous avons maintenant un mode d’accumulation fondé sur la plus-value relative (et de plus en plus sur un retour à la plus-value absolue), où les augmentations de salaires se sont transformées en baisse ou, au mieux, en stagnation, et où, de plus en plus, à une échelle mondiale, le prix de la force de travail est réduit au-dessous de sa valeur.
L’intégration des circuits de reproduction dans la période actuelle est telle que la valorisation du capital tend à paupériser absolument le prolétariat à l’échelle mondiale, alors qu’auparavant le prolétariat (au moins dans les pays capitalistes développés), bien que relativement paupérisé, bénéficiait en termes absolus d’une augmentation du « niveau de vie » (mesuré par la valeur des marchandises entrant dans la consommation de la classe ouvrière)30).
Nous pouvons donc parvenir à caractériser la période actuelle de différentes façons dans les termes d’une dialectique d’intégration et de désintégration des circuits de reproduction du capital et du prolétariat. Ce qu’il faut souligner c’est l’effet que, comme procédés mêmes de l’accumulation de capital, la tendance à l’expulsion de la force de travail de la production produit sur la relation entre le capital et les prolétaires sur le marché mondial du travail. Il suffit de faire référence ici à l’analyse de Marx de l’armée industrielle de réserve, à l’érosion du pouvoir des ouvriers et à la pression à la baisse des salaires. Dans cette dialectique de l’intégration et de la désintégration, les intégrés sont menacés d’expulsion (également à cause de l’érosion de l’Etat-providence). La formation d’une population excédentaire réagit sur la population au travail au travers de la formation ou de la transformation de l’armée industrielle de réserve, qui est une armée migrante – les États capitalistes peuvent contrôler les flux migratoires selon les besoins du marché mondial du travail.
La dialectique de l’intégration et de la désintégration des circuits de reproduction du capital et de la force de travail est telle que la contradiction entre les classes apparaît au niveau de leur reproduction. Dans cette nouvelle configuration du rapport de classes, les prolétaires ne sont rien en dehors de leur existence pour le capital. Les compensations entre partenaires sociaux antagonistes autour de la productivité, de l’emploi et des salaires, qui étaient le modus operandi de la reproduction de la contradiction de classes dans le cycle qui s’est achevé entre la fin des années 1960 et le début des années 1970, ont laissé la place à la situation où il n’y a plus aucune négociation à mener pour déterminer l’allure de l’accumulation et la distribution du « butin »31). La défense du salaire (c’est-à-dire non seulement le niveau des salaires, mais du salaire en soi comme accès aux moyens de reproduction), dans certains pays, prend de plus en plus l’allure d’une guérilla face à la puissance répressive de l’État. Des régions entières connaissent des phénomènes de résurgences de grèves sauvages intermittentes, de séquestrations de patrons, de menaces de faire sauter les usines, de menaces ou de réelles pollutions de rivières, d'occupations d’entreprises (non dans la perspective de faire repartir ou d’autogérer la production, mais comme tentative désespérée et souvent vaine d’obtenir quelques miettes à négocier)32). Les luttes violentes qui apparaissent là sont accompagnées ailleurs de résignation et d’apparente absence de luttes dans de nombreuses économies capitalistes avancées, où les ouvriers considèrent comme vaines les tentatives de préserver les niveaux de reproduction acquis antérieurement (niveau du salaire social). On peut dire que, prises ensemble, les luttes désespérées et la résignation apparente sont un signe de passage de la paupérisation relative à la paupérisation absolue – elles sont le produit d’une configuration du rapport de classes sans perspective, sans projet, sans futur.
La contradiction entre les classes se situe maintenant au niveau de leur reproduction. D’une certaine façon, cela signifie que la reproduction du prolétariat (c’est-à-dire la reproduction de sa force de travail) ne peut plus être garantie par l’affirmation de sa puissance dans son compromis conflictuel avec le capital. Les bases de sa puissance, et ce compromis, ont depuis longtemps été minés. Pour des fractions croissantes du prolétariat, la non-reproduction est une menace imminente. Pour les fractions du prolétariat qui demeurent intégrées au cœur de l’accumulation capitaliste, l’intégration des circuits de reproduction est telle que la contradiction entre les classes se situe au niveau de leur reproduction et n’apparaît pas seulement dans la rencontre à l’intérieur du procès de production, mais tout au long des deux circuits. En conséquence, la reproduction du capital, dans chacun de ses trois moments (l’achat et la vente de la force de travail, la production de plus-value, la réalisation de la plus-value et sa transformation en capital additionnel), affecte la reproduction du prolétariat ou est en contradiction avec elle au niveau de chacun de ces trois moments.
Avec la restructuration dans les pays capitalistes avancés, la disparition du mouvement ouvrier et de la négociation collective, le reflux de l’État providence affectent les termes du premier moment, l’achat et la vente de la force de travail (et aussi finalement le troisième moment : la transformation de la plus-value en capital additionnel). La défaite du mouvement ouvrier et la restructuration des rapports de production ont également un impact sur le procès de production immédiat et donc sur la production de plus-value. Un aspect important de la restructuration capitaliste comme contre-révolution a été la réimposition du travail (c’est-à-dire l’intensification du travail, une fois que les luttes orientées vers le refus du travail ont été débordées et sapées). Les développements géopolitiques et économiques mondiaux, comme l’expansion des formes financiarisées de l’investissement capitaliste, la suppression des obstacles à la mobilité du capital, la libéralisation du commerce, en bref la tendance à la suppression des barrières à toute opération sur le marché mondial, modifient les conditions de la transformation de la plus-value en capital additionnel (ce qui à son tour réagit sur les deux autres moments).
Si nous examinons la restructuration du rapport de classes du point de vue des transformations dans le circuit de reproduction du prolétariat, nous voyons que des aspects de plus en plus nombreux du travail reproductif deviennent des activités marchandes, comme produits et comme services (par exemple : fast-food, garde et soins des enfants, privatisation / marchandisation de l’éducation), c’est-à-dire donnent naissance à des activités industrielles par lesquelles le travail reproductif devient du travail productif pour le capital, tandis que le salaire familial laisse de plus en plus la place au double salaire (de nombreux ménages fonctionnent avec deux revenus salariaux). La reproduction de la force de travail pour ces fractions du prolétariat qui demeurent intégrées au cœur de la dynamique de l’accumulation capitaliste est maintenant de plus en plus immédiatement intégrée, tout au long de son circuit, dans le circuit de reproduction du capital.
La dialectique d’intégration et désintégration des circuits de reproduction du capital et du prolétariat impulse de nouvelles modalités et une nouvelle dynamique de la lutte de classe impliquant les prolétaires à l’intérieur et à l’extérieur du cœur de l’accumulation capitaliste, à mesure que la crise du rapport de classes s’intensifie; de même la perspective de dépassement du rapport de classes est transformée. Un tel dépassement ne peut plus avoir pour fondement la conquête politique ou économique du pouvoir par le prolétariat, ni aucun projet de contrôle et de gestion alternative de la production ou de l’économie. L’exclusion des prolétaires du cœur de la dynamique de l’accumulation capitaliste, et, de l’autre côté, leur totale intégration par l’élimination des bases de l’autonomie prolétarienne, à l’intérieur de cette dynamique, sont les deux faces de la même médaille, deux aspects de la même vérité : le prolétariat n’est rien sans le capital. De la contradiction entre les classes ne naît plus aucune perspective pouvant engendrer un nouveau mode d’accumulation. La relation contradictoire du prolétariat au capital ne peut qu’avoir actuellement une expression négative : dans sa contradiction au capital le prolétariat ne peut rien faire d’autre que remettre en cause le rapport de classes lui-même33).
La périodisation que nous avons provisoirement évoquée à grands traits et au niveau de ses développements et tendances les plus généraux, en ce qui concerne les modalités de la relation de classes (c’est-à-dire selon les modalités historiques de l’intégration des circuits de reproduction du capital et de la force de travail) peut être considérée du point de vue du cours de l’accumulation et de la suraccumulation du capital. De ce point de vue, on peut établir une périodisation des différents modes d’accumulation ou de « stratégies » pour surseoir à la suraccumulation. Simultanément, cela peut être considéré comme une périodisation des cycles de luttes correspondant aux transformations de la façon dont le rapport de classes est reproduit. De cette façon, nous voyons que le mouvement des modalités de reproduction du rapport de classes et celui des formes de la lutte de classe sont présupposés par le cours de l’accumulation capitaliste et vice-versa34).
La périodisation peut être caractérisée selon la montée et le déclin de la puissance du prolétariat à l’intérieur du mode de production capitaliste. La lutte de classe d’un prolétariat industriel de plus en plus concentré et puissant limite tout d’abord la longueur de la journée de travail, et ensuite joue le rôle de partenaire conflictuel dans un mode d’accumulation articulé autour de la liaison entre le salaire (social) et les gains de productivité. La dissolution de ce mode d’accumulation au travers de la restructuration du rapport de classe laisse le prolétariat de plus en plus affaibli vis-à-vis du capital et précarisé à l’intérieur et à l’extérieur du rapport d’exploitation, contraint de remettre en cause sa propre existence comme prolétariat dans ses luttes contre le capital.
::Screamin’ Alice, mars 2011