Dans une première version, le chapitre de ce texte consacré à la fin des limites antérieures dont l’activisme a provoqué les deux critiques qui suivent. La première est émise par un ex participant à Meeting, la seconde vient de camarades grecs du groupe / revue Blaumachen. Ces critiques ont entraîné des modifications dans ce chapitre et l’explication qui suit.
A propos du moment actuel et plus particulièrement du paragraphe « fin de l'ancienne formalisation des limites » vite fait, sur le gaz, remarques éparses et décousues.
R.S. ne peut qu'avoir raison à propos de la disparition du MAD… si toutefois on accepte sa définition et sa périodisation. Pour ma part je ne la trouve guère pertinente. Dater l'apparition du MAD du milieu des années 90 comme intimement lié aux rassemblements altermondialistes est un pur choix arbitraire ; en faire un tout quasi homogène est une aberration ; le définir comme « les milieux activistes tentés par l'alternative et posant les questions relatives au communisme » est extrêmement réducteur.
L'apparition comme phénomène conséquent d'une nébuleuse de collectifs autonomes prônant et pratiquant l'action directe date plus certainement du milieu des années 70. Cette forme (et ce contenu) d'organisation politique répondant à des nécessités (je sais, il faudrait développer) liées à une période (2ème phase de la subsomption réelle) qui n'est pas terminée, on peut penser que cette forme organisationnelle va perdurer. Elle n'est pas produite et reproduite de manière identique dans l'espace et dans le temps, mais si l'on tient à définir un concept/ catégorie (tel que le MAD) c'est plutôt ainsi qu'il faut disséquer le phénomène, en percevant le « phénomène Black Bloc » uniquement comme l'un de ses avatars délimité dans l'espace et dans le temps (et il est totalement justifié de proclamer la mort de cet avatar). Le cirque spectaculaire des rassemblements altermondialistes n'a été qu'une période et n'a pas (et loin de là) embringué l'ensemble de ce qui peut constituer le MAD.
Même lorsque l'on considère les « contre-sommets », on peut certes trouver des points communs entre le dernier épisode des affrontements d'Istanbul, l'émeute de Gênes et l'intervention militante de Seattle (quand on cherche on finit par trouver), mais on peut aussi constater que presque tout y est dissemblable : du rapport ou absence de rapport au démocratisme radicale, du choix des objectifs comme de la forme organisationnelle. Ces dissemblances étant dus tant à l'histoire et à la culture politique des composantes radicales qui y participent (ML turcs, anarcho-prolos italiens, alternos-militants étasuniens) qu'a la composition sociale du lieu où l'évènement se déroule (le port industriel de Gênes n'est pas la station de ski de Davos).
Le «milieu alternatif » (composante du MAD des années 90 à aujourd'hui) a également sa propre histoire. Schématiquement il naît également dans les années 70 mais parallèlement aux collectifs autonomes pratiquant l'action directe (quand il y a eu interpénétration des deux mouvements cela fut extrêmement conflictuel). Ce n'est qu'au début 90, à l'occasion des contre-sommets, que des organisation libertaires (principalement anglo-saxonnes) organisent des initiatives communes avec certaines composantes des deux tendances. Si de fortes tendances du MAD ne voudront rien avoir à faire avec ce phénomène (notamment tendance anarcho-insurrectionnaliste et toute la génération précédente des autonomes qui s'étaient toujours âprement affrontés avec l'alternative), cela n'empêchera pas la production d'un gloubiboulga théorique (ce qu'on appelle à Paris le « dijonisme ») de prendre l'hégémonie sur l'expression publique et sur la représentation du MAD, séduisant et entrainant une fraction de la jeunesse des classes moyennes scolarisée.
Faisant indubitablement parti du MAD et ayant toujours combattu (vainement) les tendances alternatives en son sein, je ne peux que me réjouir de la fin de cette période.
La violence, appelée à se renforcer, avec laquelle la crise à commencé à frapper les 16-25 ans va ‘désalternativer’ le milieu alternatif pour qui la relation qui allait de se poser les questions relatives au communisme à la lutte contre le capitalisme sera inversée. » Ce qui revient à dire : à l'intérieur du MAD, la tendance alternative est en perte de vitesse et va être liquidée par la composante prolétarienne qui va retrouver l'hégémonie qu'elle avait auparavant.
F.
Dans cette dernière phrase, on essaie d’effectuer une délimitation avec laquelle nous ne sommes pas d’accord, bien que l’utilisation du mot « interne » semble mitiger ce désaccord. Cela est probablement du aux parcours historiques différents des milieux radicaux (quelque soit le sens qu’on pourrait y donner pour chaque pays et chaque cadre historique différent), à leurs différentes tendances et à leurs différents débats, confrontations et ruptures internes, etc., surtout entre la France et la Grèce, mais pour ce qui concerne la Grèce nous ne pouvons pas faire une telle déclaration « intransigeante ». A peu d’exceptions près, les diverses expressions/tendances du dénommé milieu anarchiste/antiautoritaire sont d’une façon ou d’une autre tentées par l’activisme et l’alternative. Pourtant, cela ne veut pas dire que le « débat sur la communisation » avec quelques uns d’entre eux n’a plus aucun sens. Cela est d’ailleurs inclus dans les intentions de l’édition grec de SIC. De surcroît, nous avons fait l’expérience d’un nombre non insignifiant d’alternativistes/activistes qui se sont « désalternativés » durant le mouvement étudiant de 2006-07, et encore plus durant la révolte de décembre. Nous sommes d’accord avec ce qui est dit dans ce texte, que « la violence, appelée à se renforcer, avec laquelle la crise a commencé à frapper les ‘16–25 ans’ va ‘désalternativer’ le ‘milieu alternatif’ pour qui la relation qui allait de ‘se poser les questions relatives au communisme’ à la lutte contre le capitalisme sera inversée ». D’un autre côté, la délimitation dont il est question donne l’impression d’un effort pour établir un « nous » strict (qui seront ce « nous » ?), ce qui ne correspond pas avec ce que nous avons en tête concernant notre engagement dans la lutte de classe et dans l’élaboration théorique produite par elle. (Ce point est directement lié au commentaire sur le « nous/notre » du dernier chapitre.) Ainsi, nous proposons l’abandon de cette phrase.
Ma réponse sera essentiellement consacrée à la première critique, la réponse à la seconde venant à l’intérieur de la réponse à la première.
Disons le tout net, l’auteur de la première critique a totalement raison tant au niveau des faits que de l’amalgame que j’effectue entre les diverses tendances du Mouvement d’action directe. Cependant si l’on accepte ces faits et si l’on rejette l’amalgame trois questions n’en subsistent pas moins.
Premièrement : quelle est la définition générale de l’activisme dans la mesure où cette critique reconnaît une certaine vie commune entre la tendance « prolétarienne » et la tendance « alternative » ?
Deuxièmement : Quelle est la genèse du phénomène ?
Troisièmement : Quel avenir pour l’activisme dans la situation actuelle définie comme la « connexion explosive » présentée dans le texte ?
Je reprendrai la critique de l’intervention faite à la fin du texte « Le moment actuel ».
La question de l’intervention et le retour de la théorie à la pratique qui lui est intrinsèque ne se pose qu’à partir du moment où l’on a fait de la diversité des activités une abstraction : la Pratique comme abstraction. La question de l’intervention transforme ce que l’on fait dans telle ou telle lutte (ou ce que l’on ne peut pas faire), c’est-à-dire des pratiques toujours particulières en une abstraction de la pratique construisant le dilemme intervention/attentisme. Le processus d’abstraction est un dispositif bien tangible qui se construit par des activités et des attitudes empiriquement constatables : la « veille pratique » ; la capacité à « choisir » entre les luttes ; la « partie de la société au-dessus de la société » ; le « tout me concerne » ; l’évanouissement de la reproduction du capital dans la lutte des classes, reproduction conservée comme cadre mais non comme définition des acteurs ; la question de la stratégie et la révolution comme but à atteindre ; la décision de l’individu comme point de départ méthodologique et non l’existence d’un processus contradictoire ou d’un écart que des activités expriment ; le saut par dessus la reproduction du capital au nom d’une situation jugée comme fondamentalement commune mais par-delà les diversités objectives (encore une fois nous retrouvons le développement réel de la contradiction, c’est-à-dire le prolétariat comme classe du capital et sa contradiction avec le capital comme cours du mode de production capitaliste).
L’essentiel de la critique de l’intervention comme question réside dans l’abstraction de la pratique et l’objectivation de la lutte des classes qui se répondent réciproquement. La « Pratique » acquiert en tant que telle, en tant qu’entité, un sens face à son complément, tout aussi abstrait, la lutte de classe comme situation. Les pratiques particulières en tant que telles ne sont plus que des manifestations occasionnelles de La Pratique comme abstraction. C’est là le fondement même de la question de l’intervention, c’est-à-dire de l’intervention comme question et de sa compréhension de la théorie comme « arme » qui fait retour à la pratique. La théorie n’a pas à prouver son utilité. La théorie est incluse dans le caractère autocritique des luttes, le rapport critique de la théorie a changé. La production théorique appartient à une pratique qui n’est pas « la nôtre » et à une théorie qui également n’est pas « la nôtre ».
Je définirai donc globalement l’activisme par la construction de l’intervention comme question telle que les deux paragraphes cités présentent cette construction. Il s’ensuit que pratiquement l’activisme est une définition de l’appartenance de classe dans laquelle la généralité d’être prolétaire a laissé de côté toutes les déterminations particulières. Si l’activisme réside dans la pratique comme question, la Pratique construite comme question implique la généralité abstraite de l’appartenance de classe : aujourd’hui cheminot, hier chômeur, demain travailleur précaire, après demain squatteur ou immigré sans-papier… L’activisme est le « Que Faire ? » permanent de l’époque où tout ce qui faisait l’identité ouvrière a disparu. Un « Que Faire ? » permanent qui n’a plus la médiation vers le général qu’étaient l’identité ouvrière et / ou le Parti (existant ou à construire), la montée en puissance de la classe, de façon générale un être du prolétariat à révéler, que celui-ci soit explicite dans ses médiations (politiques, syndicales, institutionnelles) ou contrarié par elles. Si, comme il est dit dans le texte, l’activisme est une autonomisation de la dynamique de ce cycle de luttes, cette autonomisation devient pour l’activisme lui-même, à l’intérieur de son fonctionnement, la généralité du prolétariat dans laquelle toutes les particularités ne sont que des contingences, des accidents.
En cela l’activisme peut aussi se définir par une contradiction constitutive : la Pratique lui est nécessaire, son objet lui est aléatoire. Contradiction qui peut également se formuler de la façon suivante : l’activisme relève d’une appartenance de classe générale, son application est toujours, de fait, particulière. Coincé sans médiation entre le général et le particulier, l’activisme est tactique et toujours insatisfait de lui-même et des autres (jusqu’à l’action suivante). L’action suivante est la raison d’être de l’action présente. En tant qu’essentiellement tactique, l’activisme fonctionne comme une boite à outils : généralisation de l’action, dépassement de la revendication catégorielle, auto-organisation de la lutte, refus des médiations, autonomie… En conséquence, si ce n’est pas définitoire c’est une tendance lourde : l’activisme est normatif.
Pour l’activisme, l’activité auraient pu toujours être autre. Cela semble évident comme critique d’un « ennemi » sur mesure : le « déterminisme ». Mais la séparation entre une activité et les conditions sur lesquelles elle s’applique est une illusion rétrospective qui, récurrente, s’impose a priori comme compréhension générale de la « pratique » qui devient alors question de la « pratique », c’est-à-dire la question de l’intervention. Le piège rétrospectif de l’analyse d’activités particulières dans un mouvement se définit par la séparation qui a posteriori semble aller de soi (le mouvement étant clos) entre les conditions du mouvement et les activités ou les décisions de ses acteurs (vues après coup comme des objets particuliers). On suppose l’analyse des limites d’actions particulières par rapport au mouvement, et non les limites du mouvement dont ces actions sont constitutives, mais sans lesquelles, c’est exact, il n’aurait pas été ce qu’il fut. On a séparé ce qui, dans le meilleur des cas, était indissolublement uni : conditions et activités. Termes qui non seulement étaient unis mais absolument identiques au point qu’aucune réalité ne se présente comme la relation de ces deux termes. La séparation des deux est la reconstruction du monde au travers la question de la pratique : un monde objectif face à l’activité.
L’erreur est non seulement dans la séparation des termes mais dans la conception du réel dans ces termes. Le militant qui considère toujours rétrospectivement son action actuelle a des principes à appliquer, une boite à outils toute garnie, en revanche l’acteur du moment fait avec les possibilités (qui sont elles-mêmes des actions), les pensées produites, les initiatives du moment de l’action, parce qu’il est lui-même défini par elles sans, comme tout un chacun, s’y identifier. Le piège rétrospectif transforme un mouvement de luttes qui est une somme ou mieux une interaction constamment changeante d’actions et de décisions prises, en un lieu qui devient l’objet de l’action sur lequel elle s’applique. L’activisme construit et conforte ici la généralité abstraite de sa pratique de classe. C’est alors une reconstruction militante du réel dans laquelle l’action est « pure action » et son sujet préexistant « pur sujet constituant la réalité ». L’une et l’autre, l’activité et son sujet, ne sont pas eux-mêmes produits, ils sont face au monde qui est « pur objet ». La relation au monde est alors celle de la réussite ou de l’échec. « Échec » toujours compris comme conjoncturel, circonstanciel.
Cependant l’activisme n’échappe pas à la dialectique du particulier et du général. En se voulant toujours général, il est renvoyé à l’attaque des conditions générales de la reproduction capitaliste comme étant son domaine d’action particulier et de prédilection : la marchandise, l’échange, la violence d'État, les contraintes idéologiques, le système éducatif, l’assignation de genres… L’activisme retrouve là une généralité correspondant à sa propre abstraction. Mais là où il échoue dans son attaque des conditions générales de la reproduction c’est dans le fait que les pratiques mises en œuvre dans cette attaque font de ces conditions quelque chose d’aussi abstrait que l’activisme lui-même. Par nature l’activisme reste à la porte de là où général et particulier s’articulent : la pratique activiste définie par une construction générale et abstraite de l’appartenance de classe saute par dessus la réalité des particularités inhérentes au rapport capitaliste d’exploitation. Pour l’activisme, la généralité du prolétariat est un donné, ou au minimum une vérité interne à révéler, généralité mise en miroir justifiant sa propre généralité. Pour aller au fond, la définition du prolétariat paraît pour elle-même, indépendante du rapport entre prolétariat et capital et par là du rôle spécifique, subsumant, du capital dans le rapport et donc de sa présence définitoire dans l’autre pôle du rapport.
C’est là que l’alternative est la pente naturelle de l’activisme et la friction entre « l’activisme prolétarien » et « l’activisme alternatif » une affaire de famille (avec beaucoup de linge sale à laver et des petits meurtres entre amis).
Nous en revenons au « développement réel de la contradiction ». Avec sa généralité abstraite de l’appartenance de classe, l’activisme n’existe que par le refus pratique et théorique du développement réel de la contradiction comme cours du mode de production capitaliste. Soit on a l’identité entre ce qui fait du prolétariat une classe de ce mode de production et une classe révolutionnaire et on a alors une contradiction dont le déroulement de par cette identité est soumis à sa propre histoire comme cours du mode de production capitaliste. Soit le prolétariat est toujours cette classe abstraitement générale dont les particularités ne sont que des accidents, ce qui signifie que l’implication réciproque entre prolétariat et capital n’est pas donnée dans la définition du prolétariat. Par là cette classe possède dans ce qu’elle est, de façon interne, son « aptitude révolutionnaire ». L’activisme se justifie alors lui-même, le communisme peut être dit actuel comme potentialité parce qu’on a séparé la définition de la classe et le processus du capital.
En cela, si l’activisme n'est pas nécessairement alternativiste, l’alternative est son horizon et sa limite. Il n’y a pas au sein de l’activisme, un « activisme prolétarien » indépendant et contraire à « l’alternative », il y a au sein de l’activisme un mouvement interne de refus de son horizon alternativiste qui tient à l’activisme lui-même, mais ce refus ne peut aboutir qu’en menant une critique complète de l’activisme, c’est-à-dire en n’étant plus activisme. L’activisme ne peut actuellement qu’éclater sous l’effet de ses tensions internes : face à l’alternative dont il connaît parfaitement l’impasse, face à une pratique militante dont il pose simultanément la critique, face à sa limite inhérente qui n’est pour lui qu’une question d’extension alors que ce qui le définit c’est sa non extension.
L’alternative n’est possible théoriquement (dans le meilleur des cas) que si l’on effectue cette généralisation abstraite de la définition du prolétariat qui définit l’activisme, sans elle on ne peut envisager la production du communisme que comme l’action du prolétariat qui n’est qu’une classe de cette société, et alors cette production est soumise au développement des contradictions de classes de cette société, à leur histoire. Les particularités ne sont pas des accidents à effacer. Une telle définition a priori de la classe revient à comprendre l’implication réciproque comme le jeu réflexif de deux entités dont la définition n’est pas étrangère à leur rencontre, mais qui n’en sont pas affectées intérieurement.
La définition de l’activisme comme le « Que faire ? permanent » qui n’a plus de médiation entre le général et le particulier et qui proclame un général abstrait, vide, sans détermination (un tel général est un néant) nous donne déjà l’essentiel de la réponse à la deuxième question. Sur ce point, la critique a raison, c’est à la fin des années 1970 qu’il faut faire commencer l’activisme.
La question de l’intervention ou plus précisément de l’intervention elle-même comme question est un produit historique et idéologique. Jusque dans les années 1920, toutes sortes de réponses sont apportées à cette question (néo-babouvisme, marxisme, blanquisme, anarchisme, bolchévisme, réformisme, etc.), mais la question elle-même ne se pose pas. Elle n’existe pas en tant que telle, elle n’a aucun sens et ce que nous considérons comme des réponses à cette question, en réalité n’en sont pas dans la mesure où la question elle-même n’existe pas.
La « pratique des révolutionnaires » se formalise en tant que telle et devient la question de l’intervention en même temps que l’intervention devient une question dans la mesure où la pratique devient « intervention » à partir du moment où il apparaît historiquement dans la vague révolutionnaire des années 1910-1920 que le prolétariat fait la révolution, porte le communisme, en étant en contradiction, en détruisant tout ce qui fait son existence immédiate dans cette société et tout ce qui l’exprime. On demeurait cependant, pour toutes sortes de raisons (identité ouvrière confirmée dans la reproduction même du capital…) dans une perspective révolutionnaire d’affirmation de la classe. C’est dans la formalisation théorique de la période par la Gauche germano-hollandaise qu’est produite la question de l’intervention. La Gauche décale la question de l’implication réciproque entre prolétariat et capital en problème de l’intégration de la classe et plus pratiquement en problème d’organisation, de chefs, d’organisations-fins-en-soi, de bureaucratie, et finalement et globalement de critique de toute « intervention extérieure ». Sa réflexion sur « le vieux mouvement ouvrier », son analyse de la révolution russe, et ses critiques de la politique ouvrière, amenèrent la Gauche germano-hollandaise à penser que le prolétariat faisait la révolution, portait le communisme, en étant en contradiction, en détruisant tout ce qui faisait son existence immédiate dans cette société et tout ce qui l’exprime. On conservait la révolution comme affirmation de l’être de la classe en critiquant toutes les formes d’existence de cet être.
La Gauche arrivait simultanément, d’une part à la critique de toute relation entre l’existence de la classe dans le mode de production capitaliste et le communisme, et d’autre part à l’affirmation de l’adéquation du communisme et de l’être de la classe, la contradiction était provisoirement dépassée par la compréhension / limitation de l’intégration comme relevant de toutes les médiations posées entre l’être de la classe et le communisme. Il fallait combattre et supprimer toutes ces médiations y compris et surtout l’intervention des « révolutionnaires ». Le prolétariat devait se nier comme classe du capital (acquérir son autonomie) pour réaliser ce qu’il était vraiment et qui dépassait le capital : classe du travail et de son organisation sociale, du développement des force productives. L’organisation autonome de la classe qui se différencie de l’organisation dans le capitalisme part de « l’être le plus profond de la classe de façon naturelle ». Mais c’est bien toujours la classe telle qu’elle est dans le capitalisme dont l’être s’affirme comme communisme, mais rien ne doit perturber ce mouvement : aucune organisation permanente de révolutionnaire ne doit s’immiscer, aucun « programme » ne doit être fixé, « programme » ou organisation considérés à la fois comme nuisibles et sans effet. Position fondée sur l’affirmation d’une nature révolutionnaire transhistorique du prolétariat qui ne peut s’exprimer que de « façon naturelle », c’est-à-dire que rien ne doit perturber sous peine de contrarier son apparition. Le renversement (révolution) est « possible » parce que l’être pour le capital n’est qu’une aliénation : l’être devenu étranger à lui-même, cette extériorisation ce sont les médiations : non seulement les syndicats, la politique, la démocratie, mais aussi et fondamentalement toute activité dite alors « volontaire » et « extérieure » devenue « intervention ».
La difficulté théorique actuelle réside dans la critique de la question elle-même, c’est-à-dire dans la difficulté à penser en dehors de l’alternative intervention / attentisme, c’est-à-dire à considérer comme caduque le rapport contradictoire entre prolétariat et capital dont cette question avait été une formalisation que nous pouvons maintenant qualifier d’idéologique.
La pratique comme question est revenu dans le cycle de luttes actuel à la fois sur la base de cet héritage et dans une nouvelle donne de la lutte des classes. Comme la critique le fait remarquer, l’activisme apparaît dans le milieu anarcho-autonome.
La lutte de classe du prolétariat ayant pour contenu et projet la montée en puissance de la classe à l'intérieur du mode de production capitaliste et son affirmation en tant que classe dominante s'est effondrée. La disparition, dans le cours de la restructuration qui a accompagné comme lutte des classes cet effondrement, de toute identité ouvrière, confirmée dans la reproduction du capital (comme cela était le cas dans le cycle de luttes précédent), a produit non seulement l’effondrement de toutes les perspectives organisationnelles (parti ou autre) pouvant faire médiation efficace entre le particulier et le général, mais encore la possibilité même d’avoir comme fondement un être du prolétariat en tant que référence de l’action. Cet être était là, existant même souterrain et masqué. Dans leur polémique sur l’intervention et l’organisation, Pannekoek et Castoriadis pouvaient se référer l’un et l’autre à cet être, pour le premier on ne pouvait qu’accompagner didactiquement sa révélation, pour le second il s’agissait de la provoquer et même de la devancer dans l’organisation. Pour l’un comme pour l’autre, cet être était positivement là comme la garantie de toutes les conceptions de la pratique.
La perspective révolutionnaire (communisatrice) produite dans le rapport entre prolétariat et capital tel qu’il est issu de la restructuration n’a plus cette garantie. Il y a toujours une définition et une existence réelle générale de la classe ouvrière, mais cette généralité n’est plus le positif révolutionnaire devant se révéler. Dans la situation actuelle, on ne peut plus fonctionner sur le passage des luttes particulières à une situation générale de la classe ouvrière en tant que processus révolutionnaire. Entre les mesures communisatrices et les luttes particulières il n’y a rien. Nous sommes condamnés à la particularité et toutes les médiations invoquant le général dans les luttes particulières ne sont que les imites de ces luttes.
Qu’est-ce alors l’activisme dans la situation actuelle ? C’est une proclamation du général qui ne sort pas de la particularité. L’activisme ne recherche pas sa garantie dans un général subsumant les particularités, cette possibilité lui est pratiquement interdite dans la lutte des classes présentes, ce qu’il produit comme sa garantie, c’est un général investi dans chaque lutte particulière, son illusion idéaliste est que le tout est présent en tant que tel dans chacune de ses parties. Ce général est sans contenu et sans vie. En effet, le seul général qui puisse actuellement sortir des luttes particulières, n’est pas un positif existant dans ces luttes, une situation de classe générale, mais précisément l’abolition de cette situation générale. Les pratiques qui à partir de luttes particulières pourraient assurer leur unité et faire exister pratiquement la situation générale de prolétaires ne sont que la dissolution, pour les prolétaires, de leur existence comme classe. L’activisme qui se vit comme la généralité est condamné à flotter et à surfer sur les luttes particulières car la généralité abstraite qu’il veut y investir le ramène soit au mythe d’une auto-organisation générale reliant les luttes, soit plus concrètement au devenir de ces luttes dans les médiations plus ou moins institutionnelles qui sont la seule vérité actuelle de la généralité de l’existence de classe, généralité qu’il ne peut accepter.
Mais alors quelle est la raison d’être actuelle de cette généralité abstraite de l’activisme ? Quelle que soient les situations particulières, une chose est commune dans la situation de prolétaire : la contingence individuelle de l’appartenance de classe. Cette contingence qui pouvait être reprise et dépassée à l’intérieur de l’identité ouvrière, du Parti, de la montée en puissance de la classe à l’intérieur du mode de production capitaliste (classe qui était par là – dans le processus toujours là de montée en puissance – constituée comme un tout) apparaît comme un libre point de départ synthétisant toute l’essence du prolétariat. La généralité abstraite de l’activisme ce n’est pas l’exploitation toujours engagée dans des conditions particulières, c’est la contingence individuelle de l’appartenance de classe. Mais si la contingence de l’appartenance de classe est vraie, il est tout aussi vrai que la contingence elle-même n’est pas contingente, mais nécessaire. Il n’est pas contingent dans le mode de production capitaliste que les prolétaires soient des individus contingents. Dans un monde où toutes les médiations généralisant la classe pour elle-même se sont effondrées, la contingence individuelle et sa « liberté » apparaissent comme le résumé le plus général de la situation de prolétaire. Il est dans la définition même de la situation de prolétaire dans son rapport au capital de ne pas vouloir demeurer ce qu’il est (« un jeu qui abolit sa règle »), d’être dans l’insatisfaction vis-à-vis de lui-même, nous sommes là au cœur du nouveau cycle de luttes et au cœur de l’activisme. Dans le cours des luttes de ce cycle, l’activisme est la forme d’apparition inversée de la contingence de l’appartenance de classe. Inversée car le processus même de reproduction des rapports sociaux capitalistes de résultat fait de cette contingence la condition première de tout échange de la force de travail dans telle ou telle forme immédiate de l’exploitation.
C’est la perspective actuelle de la révolution comme communisation qui légitime la contingence individuelle de l’appartenance de classe comme généralité du prolétariat. Non seulement cette contingence apparaît comme la généralité du prolétariat, mais encore comme une généralité susceptible de subvertir ce dont elle est la généralité. De la contingence individuelle de l’appartenance de classe à la libre et mouvante association des individus la voie semble toute tracée. Le problème c’est que cette contingence est toute abstraite quand elle a effacé son propre procès de production, de détermination, quand elle se donne comme dépassement de toutes les particularités. Si la contingence est une synthèse de toutes les particularités, elle n’a en elle-même aucune capacité à les dépasser. C’est une illusion qui naît de la reproduction du mode de production capitaliste dans le cycle de luttes actuel.
Pour l’activisme la contingence est cette généralité abstraite en ce qu’elle ne se pose pas elle-même comme nécessaire, c’est-à-dire qu’elle ne considère pas comme nécessaire, pour elle-même, les situations particulières. La réalité de la reproduction capitaliste n’est alors pour elle qu’une surface.
Si l’on peut accepter la distinction avancée dans la première critique entre un « activisme alternatif » et un « activisme prolétarien », j’ai cherché à montrer dans la première partie de cette réponse que si l’activisme n’était pas nécessairement alternatif, l’alternative était toujours sa pente naturelle et que les deux tendances avaient un fondement commun : la généralité abstraite. Ou, plus exactement, ce fondement de l’activisme fait de l’alternative sa dérive naturelle. Je reconnais qu’après une brève hégémonie sur le milieu activiste, la tendance alternativiste n’a pas d’avenir dans une crise qui comme le dit le texte va « désalternativer » le milieu alternatif. Mais il serait illusoire de voir là le retour à « l’hégémonie de la composante prolétarienne » comme l’espère l’auteur de la critique. C’est l’ensemble du milieu activiste qui est appelé à s’effondrer dans le moment actuel.
Le prolétariat produit toute son existence en tant que classe dans le capital, rapport au capital qui ne confirme plus, pour le prolétariat, dans ce rapport capitaliste même, un rapport à soi-même : l’identité ouvrière. Simultanément cela signifie que le prolétariat dans sa contradiction avec le capital est en contradiction avec sa propre existence, sa propre constitution en classe qu’il trouve produite dans le capital comme une contrainte extérieure. C’est là, exprimée de la façon la plus générale, la situation de la lutte des classes dans le cycle de luttes actuel.
Dans « Le moment actuel » est défendue la thèse selon laquelle : « Jusqu’à la connexion explosive actuelle, cette situation faisait du cycle actuel une tension constante entre d’une part l’autonomisation de sa dynamique, la remise en cause par le prolétariat de sa propre existence comme classe, et d’autre part la reconnaissance de son existence toute entière dans les catégories du capital. Cette tension était mise en forme par l’activisme d’un côté, et le démocratisme radical de l’autre. Frères ennemis, mais vitalement liés l’un à l’autre dans la mesure où chacun, autonomisation des éléments d’une même totalité, ne pouvait exister pour lui-même qu’en rapport à son négatif. Cela, même si, dans la seconde nous reconnaissons la dynamique révolutionnaire de ce cycle et dans la première la mise en forme comme barrières indépassables, pour les luttes, de leurs limites. »
Dans le texte, j’avance l’idée que « La disparition de l’activisme tenté par l’alternative et de l’activisme en général relève du développement de luttes immédiates dans lesquelles l’apparition de l’appartenance de classe comme contrainte extérieure est le fait même de ces luttes comme luttes du prolétariat dans son implication avec le capital et non plus comme autonomisation face à lui. ». J’ajoute alors que : « Les milieux tentés par l’alternative n’ont plus rien à nous dire. Il n’y a plus de place pour l’entre-deux. Les activités de ces milieux peuvent être des sujets de discussion et des manifestations de la lutte des classes, mais plus dans les termes dans lesquels ils les comprennent et les interprètent eux-mêmes et le débat sur la communisation avec ce milieu n’est plus pour nous un débat interne. ».
La critique des camarades grecs, parfaitement juste dans la relation d’un certain vécu, oblige à préciser. Il est exact que le « nous » dont je parle est un nous « strict », en effet c’est de débat théorique dont je parle dans le cadre de la théorie telle que je la définis dans son sens restreint. La déclaration n’est « intransigeante » qu’à ce niveau. A mon avis, on ne fait pas de revue commune avec cette tendance de l’activisme plus ou moins tentée par l’alternative. C’est le sens de « débat interne ».1)
Cela n’empêche que dans le cours de luttes telles que celles qui se déroulent en Grèce, ce milieu est celui avec lequel nous sommes particulièrement en contact et même dans lequel nous nous trouvons. Dans ce cadre, le « débat sur la communisation » a un sens. Mais alors ce débat va porter sur la « désalternativisation » dans la crise et sur la nature des luttes immédiates. La perspective activiste alternative n’a plus de sens, le sol se dérobe sous elle quand appartenance de classe comme contrainte extérieure peut devenir le fait même des luttes immédiates. Ainsi nous n’avons pas un débat sur leur discours, mais sur la décomposition de leur discours et de leur pratique. Le débat portera non sur le discours lui-même, mais sur celui-ci en tant que symptôme de ses conditions d’énonciation, c’est l’approche de toutes les idéologies. Pour cela, il n’y a dans mon propos aucun anathème, mais je ne peux pas parler de « débat interne ».
La remarque critique des camarades grecs est très importante car elle nous confronte au fait que des pratiques peuvent formellement paraître demeurer identiques et en réalité changer totalement de contenu et de sens. C’est ce qu’il est en train d’arriver à l’activisme. La « généralité abstraite » que j’ai placé au centre de ma définition de l’activisme, n’est rien d’autre que l’autonomisation de la dynamique de ce cycle considérée dans son résultat. Cette généralité justifiant pour elle-même l’autonomisation. La contradiction dans laquelle se trouvait l’activisme et qui en faisait une perpétuelle fuite en avant, était alors la suivante. D’un côté, comme autonomisation, la pratique devait avoir pour contenu et perspective la remise en cause dans chaque lutte particulière de sa particularité et de façon plus fondamentale ou sous-jacente, la remise en cause par le prolétariat de sa définition comme classe, de l’autre, la condition (la possibilité) d’une telle pratique était la généralité de la situation de prolétaire conçue comme inhérente à toute situation particulière accidentelle. Si nous avons là une contradiction qui faisait de l’activisme non seulement une fuite en avant mais aussi une constante insatisfaction vis-à-vis de lui-même c’est que comme je le dis précédemment dans ces notes : « le seul général qui puisse actuellement sortir des luttes particulières, n’est pas un positif existant dans ces luttes, une situation de classe générale, mais précisément l’abolition de cette situation générale. Les pratiques qui à partir de luttes particulières pourraient assurer leur unité et faire exister pratiquement la situation générale de prolétaires ne sont que la dissolution, pour les prolétaires, de leur existence comme classe. » La présupposition d’un général justifiant l’activisme ne pouvait être qu’une abstraction, ici une irréalité, un être sans détermination. Il faudrait ajouter que cette généralité abstraite a une existence, mais cette existence ne se trouve pas là où on l’attendrait, elle se trouve dans la dictature des abstractions que le capital est comme valeur en procès.2)
Si ce n’est que la nuit venue que l’oiseau de Minerve prend son envol, l’élaboration théorique doit, quant à elle, prendre parfois le risque d’être le chant de l’alouette. La connexion explosive entre la crise définie, dans sa spécificité, comme crise du rapport salarial et l’illégitimité de la revendication salariale qui est le nœud du texte Le moment actuel autorise à penser que les luttes particulières dans la relation la plus intime qui fait du prolétariat une classe de ce mode de production peuvent passer à une généralité qui ne serait plus abstraite dans la mesure où le contenu de cette généralité fait sienne les particularités comme remise en cause par le prolétariat de sa définition comme classe, ou comme la production de l’appartenance de classe comme contrainte extérieure. La particularité n’est plus ce préalable formel à dépasser, le dépassement est, dans la particularité, son propre mouvement parce que la généralité qui est maintenant en jeu ce n’est pas une situation de classe générale mais son abolition. Déjà, dans le milieu activiste lui-même, j’invoquerai deux exemples. Les activistes grecs sont partis de leur propre situation de chômeurs, de force de travail en attente et parquée à l’université, d’intérimaires, de précaires (je ne reviendrai pas sur le fait que cela a donné simultanément la force et les limites du mouvement) ; moins massif et spectaculaire, le débat qui récemment a touché en France le milieu activiste sur la « grève des chômeurs », si on a pu y voir l’affrontement entre les tendances « prolétariennes » et « alternatives », a tout de même la caractéristique essentielle que le milieu activiste y parle de lui-même.
Pour être simple, ma position était : nous ne pouvons agir pratiquement que là où nous sommes directement impliqués et ne pas rêver que nous sommes infirmières, cheminots, ou sans papier, jeunes de banlieues, quand nous ne le sommes pas, c’est-à-dire ne pas rêver d’une généralité abstraite préalable enfouie dans les situations particulières (toujours la fable de l’essence et de la pépite d’or dans sa gangue). Mais si l’alouette chante juste, les pratiques interventionnistes qui étaient celles de l’activisme peuvent paraître formellement être demeurées identiques et avoir changé en réalité totalement de contenu (ce qui, en fait, ne pourra aller sans, d’une façon ou d’une autre, les transformer formellement). Je veux dire qu’elles peuvent être produites et investies par cette généralité dont je parlais et qui n’est plus une généralité abstraite. On peut aller voir la lutte des autres, « intervenir » si l’on veut, dans la mesure où la généralité produite dans cette lutte est le dépassement de cette altérité. Mais le dépassement de l’altérité n’est pas la mise à jour, la réalisation, d’un en-commun préexistant. Les luttes catégorielles peuvent prendre une ampleur, une signification, générales, non sur la base de la revendication catégorielle mais de sa négation. C’est-à-dire que cette signification, cette ampleur, ne sont pas une unité du prolétariat. La généralité alors produite est le contraire même de la généralité qui était le présupposé de l’activisme. Il n’y a plus de général que dans sa suppression. On pourrait proposer comme « exemples » les luttes reendicatives au Bengladesh ou en Algérie qui se retournent contre leurs propres conditions d’existence en tant que luttes revendicaives et deviennent des émeutes mettant en cause toutes les conditions de la reproduction. Cela pourrait être aussi des événements plus proches et moins « spectaculaires ».
Il n’y a pas de généralité en soi du prolétariat, pour lui-même (ce que pouvait encore être le Parti, l’identité ouvrière, etc.) comme une sorte de données, de conditions préalables justifiant l’intervention, il n’y a que des particularités. Mais si nous pouvons envisager de nouvelles pratiques (peu importe que formellement et momentanément elles évoquent l’activisme), c’est parce que dans la connexion explosive actuelle, les luttes particulières peuvent produire une généralité qui n’est pas un donné, ou une unité de ce qui existe, mais l’abolition de ce qui n’était une situation générale que comme une abstraction imposée dans le capital. Dans la citation qui m’a servi de point de départ, il est écrit : « La théorie est incluse dans le caractère autocritique des luttes, le rapport critique de la théorie a changé. La production théorique appartient à une pratique qui n’est pas “la nôtre” et à une théorie qui également n’est pas “la nôtre”. ». C’est le sens des guillemets autour de « la nôtre » que j’ai essayé d’éclaircir dans ces derniers paragraphes.
L’expression de cette limite va être maintenant double : nous ne sommes rien en dehors du rapport salarial ; cette lutte en tant que classe comme limite c’est la police. […] Pour la seconde : c’est la police aussi qui nous dit que nous ne sommes rien en dehors du rapport salarial. Bien sûr il s’agit de la force à laquelle, en dernière instance, se ramène le rapport d’implication réciproque entre travail et capital, mais il y a plus que cela du fait même qu’il s’agit d’un rapport d’implication réciproque. La police est aussi, face à nous, notre propre existence de classe comme limite. Si le principal résultat du procès de production c’est la reproduction du face-à-face entre le prolétariat et le capital, que de ce face-à-face découle ipso facto le premier moment de l’échange entre le capital et le travail (achat-vente de la force de travail) ne va pas de soi. Partout la disciplinarisation de la force de travail face à un prolétaire redevenu, en tant que prolétaire, un pauvre, est le contenu de l’ordre du jour de la classe capitaliste. La reproduction du face à face entre la force de travail et le capital devient une affaire de discipline.
Commentaire de Blaumachen : Ce qui se trouve à l’ordre du jour n’est pas tellement cet achat-vente, mais la disponibilité éternelle du prolétaire pour s’y soumettre (cela est probablement bien plus clair en Grèce qu’en France; voir ce qui est dit plus haut dans le texte sur l’intérêt des « régions intermédiaires »). Cela fait une grosse différence quant au dispositif répressif déployé pour l’ennemi intérieur. Cela permet aussi de ne pas oublier que le capital s’est réellement mondialisé, qu’il a prolétarisé une vaste masse de la population mondiale, produisant ainsi un prolétariat pour qui être de trop est intrinsèque à sa définition, et qu’il est à la recherche de modes de gestion répressives (ou même parfois de modes d’extermination spécifiquement capitalistes), ce qui d’un autre côté sape l’équilibre entre sphère productive et sphère improductive et ne fait qu’aggraver la difficulté d’un redressement du taux de profit. L’utopie de la valeur c’est de se libérer de sa dépendance du travail vivant, c’est sa parthénogénèse en flux continu; c’est une utopie autodestructrice qui (à travers un capital constant tendant à englober le capital total et une plus-value qui se retrouve en l’air sans racines vivantes) définit socialement un nouvel esclavagisme. Mais elle définit aussi une situation où la mise en cause du prolétariat par le capital devient le revers des luttes du prolétariat, portant la révolution et la contre-révolution qui lui est spécifique. Les prolétaires luttent pour le salaire (parfois pour l’existence même d’un salaire), et ils perdent régulièrement. Dans leurs luttes pour le salaire les prolétaires sont prêts à tout, même à devenir leur patron collectif, pour trouver une possibilité de se reproduire dans le capital. C’est là que se trouve cette contre-révolution spécifique, c’est là où la mise en cause du prolétariat par le capital trouve une réponse avec l’insistance du prolétariat de rester tel. Cette limite est la plus difficile, car si le prolétariat n’est pas prolétariat il n’est plus rien (ce rien est aussi le contenu de la révolution). Le seul moyen pour que le prolétariat se dirige vers la révolution c’est que, dans sa pratique, soit dépassée historiquement la possibilité de sa reproduction dans le capital. Le capital restructuré a atteint un tel degré d’abstraction qu’il devient utopique, sapant du coup le prosaïsme prolétarien.
Le texte est trop long comme texte introductif et en même temps trop court pour les questions qu’il traite.
– Il est trop long et trop détaillé dans les développements théoriques comme un « éditorial » du premier numéro de SIC, ou, pour être plus précis, comme un texte qui serait interprété comme plateforme minimum. SIC est censé représenter une ouverture pour un débat sur la communisation. Si on donne l’impression que ce texte, dans tous ses détails, représente le crédo de la revue, on restreint le débat avant de l’ouvrir.
Un cas d’espèce est la théorie des crises. Il s’agit bien d’un sujet important, mais à pousser trop dans le détail de l’unification de la théorie des crises, on aboutit à une impasse: cette unification est-elle acquise (et claire) pour la plupart des participants de SIC? Si, comme on peut le supposer, ce n’est pas le cas, peut-on se permettre de donner l’impression qu’il s’agit d’un point fondamental de notre conception de la communisation? (Car nous concevons la communisation au présent, comme portée par les luttes et la crise d’aujourd’hui; si l’unification des théories des crises est « nécessaire » pour comprendre la crise actuelle, alors elle est une pierre de touche de notre conception de la communisation. Nous ne réfléchissons pas à côté de l’histoire.)
Pourtant, cette unification reste, pour la plupart d’entre nous, un sujet ouvert. On pourrait mentionner un manque de clarté, chez divers auteurs, quand au statut de la surproduction, de la capacité productive excédentaire et du problème de la réalisation par rapport aux diverses conceptions de la crise ; une certaine confusion sur la « consommation » précise dont il est question chaque fois (consommation totale, comprenant la consommation des moyens de production, la consommation ouvrière et la consommation de la classe capitaliste, pour ne pas parler des couches intermédiaires ; consommation productive, couvrant les moyens de production et les moyens de subsistance de la classe ouvrière ; consommation ouvrière dans un sens restreint); et la nécessaire mais pas vraiment entreprise clarification sur la consommation improductive et sur ses analogies avec la consommation productive.
Pour revenir à notre sujet de base, le texte est certainement plus que ce qu’on qualifierait de texte de première connaissance de la revue.
– Le texte est en même temps trop court pour les questions qu’il traite. SIC représente une ouverture, et ce dans une perspective internationale. Du moment qu’on touche à certaines questions, il faut être assez détaillé pour permettre la communication avec des gens qui n’ont peut-être pas eu jusqu’à aujourd’hui de contact avec les textes du « courant communisateur ». Il faut aussi mettre un effort spécial pour ne pas introduire de façon abrupte des concepts qui ne sont pas connus de tout le monde. Nous croyons que cela est définitoire du projet et nécessaire pour l’utilité d’une probable édition grecque. D’où, malgré la première constatation, on ne peut que souhaiter des précisions et des développements plus détaillés et clairs sur plusieurs points.
– En résumé, il est réaliste et souhaitable de considérer ce texte comme un (ou plus probablement « le ») texte central du premier numéro. Dans ce cadre, il serait bien d’avoir plus de développements et d’explications sur certains points et en même temps un effort systématique pour le rendre le plus lisible possible (mettons, pour un lecteur lithuanien intéressé – hautement hypothétique, s’entend).
D’un autre côté, cela implique qu’il serait mieux de faire précéder ce texte par d’autres, nettement plus accessibles et pouvant servir plus facilement de textes de première connaissance. Le texte « Communisation vs socialisation » ferait bien l’affaire, mais on peut songer aussi à autre chose (par example, il serait nécessaire d’avoir une introduction directe au concept même de la communisation, par un court texte ou par l’utilisation de fragments de textes déjà existants).
La manière la plus simple de caractériser les concepts de subsomption formelle et de subsomption réelle du travail sous le capital est de partir des modes d'extraction de la plus-value. Dans la vulgate marxiste, il y a deux types de plus-value : la plus-value absolue et la plus-value relative. Cela ramène toujours à un partage de la période de travail entre le temps de travail nécessaire et le surtravail.
Le temps de travail nécessaire est le temps que l'ouvrier consacre à produire une valeur équivalente à celle de sa propre reproduction. Mais il travaille plus longtemps (sinon il n'y a pas de plus-value, pas de profit, et le capital repose là-dessus). C'est le surtravail (qui sous sa forme monétaire est appelé la plus-value). Il y a deux façons d'augmenter cette période de surtravail : soit en allongeant la durée de travail (c'est la plus-value absolue), soit en raccourcissant le temps de travail nécessaire (c'est la plus-value relative). Avec la plus-value relative, la valeur totale produite ne varie pas (puisque le temps de travail global reste le même, mais à l'intérieur de ce temps de travail global la partie nécessaire consacrée à la reproduction de la force de travail diminue).
Cela suppose que le capital a intégré dans sa propre reproduction, a fait sienne la reproduction du prolétariat, il produit les marchandises entrant dans la consommation ouvrière et détermine les modes de vie. Comment raccourcir le temps de travail nécessaire ? En augmentant la productivité (c'est-à-dire que les biens qui sont produit en 4 ou 5 heures ne seront plus produits qu'en 3 ou 4 heures) ce qui signifie que le capital fixe devient dans le procès de travail l'élément dominant, que le capital s'est emparé de toutes les sphères de production dans la société. En découlent toutes sortes de formes institutionnelles et la transformation totale du rôle de la revendication salariale, ce qui donne une base à la concertation entre les organismes syndicaux et les capitalistes, car on peut imaginer que chacun puisse s'y retrouver par un « partage des gains de productivité ».
Avec la prédominance de la plus-value relative, qui définit le passage du capital du mode de subsomption formelle au mode de subsomption réelle, il y a une intégration de la reproduction de la classe dans la reproduction du capital ; c'est le capital qui détermine le mode de vie ouvrier et les biens de consommation. Avec la prédominance du capital fixe dans le processus de travail et la transformation du rôle du travail dans le procès de travail, c'est la fin du savoir-faire ouvrier. Jusqu'alors, dans la manufacture et même dans ce qu'on appelait la grande industrie, l'ouvrier avait une certaine maîtrise de son savoir-faire (maîtrise sur le rythme, sur la façon dont allait se dérouler la journée de travail, ce qui était un moyen de pression que craignait le patron). Ce savoir-faire est approprié par le capital dans l'organisation du travail : c'est le taylorisme puis, quand ce savoir-faire est incorporé aux machines, on passe plutôt au stade fordiste. La population active devient alors essentiellement salariée et ouvrière. Avec l'augmentation de la production, il devient nécessaire d'éviter la surproduction, d'où cette intégration de la reproduction du prolétariat. Cela donnera le « partage des gains de productivité » et, durant les Trente Glorieuses, « l'augmentation du niveau de vie », terme à prendre avec des pincettes, car on assiste à un changement du mode de consommation (ce ne sont plus les mêmes biens), c'est un autre mode de vie qui est imposé par le capital. C'est ce qu'oublient par exemple les théoriciens de l'École de la régulation lorsqu'ils parlent du fordisme ; on ne peut pas faire de comparaison comme s'il s'agissait de deux périodes historiques semblables (avec simplement une différence quantitative).
La notion de conjoncture, à peine esquissée, signale la grande absente de ce texte : la problématique de la distinction de genres, de la contradiction entre hommes et femmes. Par exemple, quand à propos du travail productif, nous disons que la contradiction qu’est l’exploitation « revient sur elle-même », sur « ce qui fait que la contradiction elle-même existe : le travail comme substance de la valeur qui dans le capital n’est valeur que comme valeur en procès. », nous n’allons pas au bout : la distinction de genres. Dans tous les modes de production jusqu’à aujourd’hui, l’augmentation de la population et le travail sont les principales forces productives.
La rencontre de la contradiction entre les classes et de la contradiction entre les genres à laquelle est suspendue la révolution comme communisation ne relève pas d’un pur hasard, mais elle n’est pas non plus nécessaire (s’inférant réciproquement de l’une à l’autre), c’est le résultat d’une production conflictuelle entre ces deux contradictions. Leur connexion, mais seulement leur connexion, se situe dans le concept de surtravail qui oppose le travailleur au non-travailleur (pour utiliser la formule la plus générale) et qui supposant la population et le travail comme force productive suppose par là la distinction de genres.
On peut avancer que cette rencontre des deux contradictions dans le cours des luttes actuelles, quand elle a lieu, est toujours un producteur de l’appartenance de classe comme limite des luttes : grèves de femmes mettant en jeu le rapport public privé constitutif du salariat, ou mouvement plus général comme en Argentine.
La critique de cette rencontre de contradictions (étude de la possibilité, des conditions, des limites et du procès de cette rencontre) relève de celle de la notion de conjoncture. Dans la note de bas de page sur la « durée », j’écris : « La durée est une homogénéisation en mouvement, fusion, interpénétration dynamique des phases de la contradiction ». On peut voir là une détermination importante du concept de conjoncture : puissance de tirer de ce qui est plus que ce qu’il contient, de créer vraiment en dehors des enchaînements de la causalité du mécanisme et de la téléologie du finalisme.
Le moment actuel réduit le fait de reconnaître un « rôle » à la théorie, ou de la reconnaître comme étant une arme, à la question du retour à la pratique, c’est à dire à voir, d’un côté, la théorie comme pure compréhension du monde, comme conscience, et de l’autre à réduire la pratique à « l’intervention » ou à « l’action ».
Or, il est certain que dans le monde social, qui est le seul monde de l’homme, il n’y a pas un seul acte humain qui ne soit pensé, quelle que soit la forme de cette pensée, quelque soit la manière dont la pensée traverse les actes – à tel point que dissocier pensée et agir est impossible. Le « matérialisme » de Marx n’est effectivement pas une simple reprise du vieux matérialisme du XVIIIe siècle, qui opposait pensée et matière, et où on se serait contentés de substituer « l’action » à « la matière ». La « réalité » selon Marx, c’est « l’activité humaine concrète » , et son « matérialisme » c’est le lien entre cette activité et les représentations idéelles plus générales. La « pratique », ou « activité humaine concrète » 3), est quelque chose ou se mêlent le pensé et l’agi : et la théorie une condensation abstraite de cette pratique. La condensation théorique ne fait donc pas passer de l’inexprimé à l’exprimé, de l’inconscient au conscient, de l’agir à la pensée. Elle fait seulement passer du niveau où représentation et action ne peuvent se dissocier à un niveau ou, pour un temps, on peut les envisager séparément.
La « condensation » théorique n’est pourtant pas la seule forme de condensation possible. La philosophie, la science, l’idéologie, elles aussi, « condensent » à leur manière. Quelle est donc la spécificité de la condensation théorique ? Elle est qu’en condensant, la théorie ne se contente pas d’exprimer l’expérience immédiate, mais qu’elle est un condensé critique. La théorie ne naît pas en effet d’elle-même, toute seule : elle naît de la révolte qui est son acte précurseur. Sans révolte, pas de théorie révolutionnaire, parce que pas besoin de théorie révolutionnaire.
En tant que condensé et que critique, la théorie est une arme. Ces deux déterminations suffisent à la qualifier ainsi, indépendamment de son « influence » direct ou indirecte. Il n’est donc nul besoin d’affirmer que la théorie exprimerait la vérité de ce que pensent les prolétaires (problématique de la conscience) ou qu’elle conditionnerait l’action (problématique de l’avant-garde éclairée) pour la voir comme telle. La théorie est une arme par son objet même : par le fait qu’elle est un condensé critique initié par la révolte et par le fait qu’elle est une appréhension du monde dans le but de le changer.
La théorie, sans doute, n’est pas un condensé de n’importe quoi : mais ce dont elle est in fine le condensé, la théorie ne peut le poser qu’une fois qu’elle a parcouru le chemin de sa condensation, autrement dit elle est d’abord actionnée par la révolte, elle est donc d’abord une arme et ensuite une connaissance, elle est une manière armée de connaître.
Parce qu’il est critique, le condensé ne reste pas à la surface des choses, il voit au-delà : de la marchandise il affirme le caractère fétichiste, de l’individu du capital, le fait qu’il n’est que « la surface de la société capitaliste », etc. Et surtout, parce qu’elle est critique, la théorie établit comme son premier résultat qu’il n’existe pas de représentation idéelle générale qui soit neutre. Si la théorie pouvait n’être qu’un condensé, elle serait simplement une connaissance : mais précisément la théorie nous donne comme son premier acquis (acquis qui est nécessaire à son existence même en tant que théorie) qu’il n’existe pas de connaissance en soi, de connaissance qui ne soit pas fondée dans l’activité humaine concrète. Les représentations générales (telles qu’on les trouve dans les philosophies, les sciences, les idéologies) sont le produit des conditions de la vie réelle ; et elles en sont aussi une part, plus ou moins importante suivant les cas. Dire qu’il n’y a pas de discours objectif revient à dire que la théorie ne peut pas être une forme neutre de connaissance, qu’elle ne peut que demeurer marquée par le sceau de sa naissance : par la révolte.
Sans doute, la théorie inscrit-elle la révolte dans une perspective rationnelle en en faisant la généalogie. Bien entendu, dans cette perspective, la théorie se comprend elle-même non comme l’effet d’un acte de volonté mais comme le produit de ce qui la fonde, la lutte des classes. Mais dans le même temps elle ne peut se prendre ainsi que parce qu’elle a été à l’origine l’interrogation de la révolte qui veut saisir le monde pour le changer, et ce point d’origine, la théorie ne peut l’abolir. Autrement dit, l’origine de la théorie se différencie de sa généalogie. L’origine, c’est la révolte, la généalogie, c’est la lutte de classe : on me dira c’est la même chose mais justement pour pouvoir dire que c’est la même chose il faut avoir la théorie, il faut que la révolte se soit donnée la théorie pour que la révolte se voit elle-même comme le produit de la lutte de classe.
Le moment actuel, en confondant « rôle de la théorie » et problématique de la conscience, contribue à créer une fausse distinction, ou plus exactement à poser les conditions d’une distinction réelle dans des termes faussés. Oui, les problématiques de la conscience et de l’avant-garde éclairée sont à critiquer : non, le fait de tenir la théorie comme une arme ne revient pas nécessairement à adhérer à l’une ou l’autre de ces conceptions. Dans un texte qui a pour objet de tracer des lignes de partage, celle-ci est mal positionnée.
On pourrait penser que faire de la méta-théorie, parler théoriquement de la théorie, est un simple exercice de style, qui n’a d’intérêt que pour ceux qui se piquent à ce jeu. Mais il y a un enjeu à ce que la théorie se comprenne ainsi elle-même.
La question du communisme telle qu’elle est posée par la théorie amène à envisager une période de l’histoire qui par définition se déroulera selon des modalités qui n’ont jamais existé auparavant. Si elle advient un jour, alors ce sera la première forme d’organisation collective dont il aura été possible de dire quelque chose avant qu’elle n’advienne. La première phrase du texte en est l’illustration parfaite : « le communisme et la communisation sont des choses à venir, mais c’est au présent que nous devons en parler… ». Or, après avoir débuté par cette phrase extraordinaire, le texte ne semble pas prendre la mesure de la nouveauté absolue, en terme historique, que constituerait l’avènement du communisme.
Le plus visionnaire des marchands vénitiens de la fin du Moyen Age n’a jamais parlé du capitalisme en tant que mode de production et rapport social dominant, même dans les termes les plus abstraits. Sans doute, les marchands médiévaux construisaient-il, par leur action quotidienne, un monde nouveau de relations sociales, et sans doute également, dans une certaine mesure, pouvaient-ils en avoir conscience. Pour autant, la création d’un monde nouveau n’est jamais un objectif qu’il leur était possible d’expliciter dans ces termes : à la différence du communisme.
Ce point là ne peut pas être tenu pour un phénomène secondaire, un « c’est comme ça », une sorte d’effet collatéral. La théorie est essentielle non par son influence directe, mais parce qu’elle est la marque de la spécificité de la construction du communisme : un processus au cours duquel un retour réflexif constant est possible, et qui trace un horizon au-delà de l’horizon immédiat. « Le jeu abolit sa propre règle » : oui, mais alors dans toutes ses dimensions, c’est à dire qu’il abolit aussi cette règle qui fait que les hommes ne font pas leur histoire. Dans le communisme, pour la première fois, les hommes feront leur histoire, et cet aspect des choses a évidemment quelque chose à voir avec le fait que nous nous avançons jusqu’à avoir une vision préalable du communisme alors que celui-ci n’existe pas encore (quand bien même nous savons qu’il s’agit d’un discours actuel sur le communisme, destiné à être dépassé par le processus dont il est partie prenante). Il y a, dans la théorie à l’heure actuelle, une part qui tient à une puissance singulière, la puissance de la « condensation », autrement dit la puissance de la pensée, et qui sera nécessaire dans une période de communisation, c’est à dire une période ou l’on produira de nouveaux rapports sociaux et où on saura qu’on le fait. Nous sommes bien d’accord sur le fait qu’en un sens nous pourrions dire que le seul « rôle » actuel de la théorie, c’est d’exister : mais c’est bien un rôle. En fondant la révolte dans la lutte des classes et en ouvrant ainsi la perspective de son dépassement possible, la théorie est une arme contre ce que provoquent directement et quotidiennement les rapports sociaux dominants, à savoir la vision de leur éternisation comme horizon indépassable.
Il me semble que l’erreur sur la nature de la théorie et sur son rôle se manifeste, dans Le moment actuel, d’une seconde manière : il s’agit du passage, assez bref, concernant ce qui est appelé la « médiation temporelle ».
Eliminons tout de suite une interprétation fautive de ce concept, que la brièveté mais aussi le côté un peu obscur de la partie du texte où il est évoqué pourrait faire naître. La « médiation temporelle », ce n’est pas la « médiation qui prend du temps ». La « médiation temporelle » désigne le fait que c’est le temps lui-même qui est la médiation. Ce n’est pas la médiation qui se déroule dans le temps, c’est la médiation identique au temps, c’est le temps en tant que médiation.
La différence ne saute pas aux yeux, mais on la comprendra mieux si on raisonne par l’absurde et qu’on essaye de comprendre ce que pourrait être « la médiation qui prend du temps ». Et en insistant tout de suite sur les implications de l’emploi du terme « médiation ».
Car s’il s’agissait seulement de dire que la création du communisme, comme n’importe quel processus historique, prend du temps, il n’y a pas besoin d’employer le terme de « médiation ». Cette idée est déjà contenue dans le concept de communisation.
L’idée de la « médiation » va au-delà et suppose que le processus passe par des termes qui se différencient, et que la médiation relie. Si on supposait, donc, qu’il y avait une « médiation » entre la période actuelle et le communisme, alors cette médiation serait nécessairement « temporelle ». La spécifier comme « temporelle » n’apporterait pas grand chose. Par exemple, la « période de transition » est une forme de médiation « temporelle » entre la période actuelle et le communisme : on passe par une phase, le socialisme, qui n’est ni le capitalisme ni encore le communisme, qui se différencie sur des points essentiels à la fois du capitalisme et du communisme, mais qui fait le lien entre eux, et qui se déroule dans le temps.
L’idée de médiation comprise ainsi est incompatible avec celle de communisation. La communisation n’est justement pas une médiation entre la période actuelle et le communisme : elle n’est pas « autre chose » que le communisme, elle est le communisme en tant que processus, elle est le communisme en train de se constituer. Si on conçoit la communisation comme une médiation, c’est qu’on la voit comme une forme de « période de transition », comme une phase au cours de laquelle la question du communisme n’est pas encore d’actualité, mais est seulement appelée à le devenir.
On comprend donc pourquoi l’expression « médiation temporelle » ne peut pas désigner une médiation dans le temps (et on ne ferait de toute façon pas l’injure à l’auteur du texte de croire qu’il veut rétablir une quelconque période de transition), mais fait du temps en tant que tel une médiation. Le temps, c’est la médiation entre la contradiction (exprimée sous la forme de l’identité entre le prolétariat comme classe révolutionnaire et comme classe du mode de production capitaliste) et son « cours ». La contradiction est une structure logique, mais elle a une histoire, et c’est dans la relation entre cette structure et son histoire que le temps en tant qu’opérateur logique (médiation) intervient.
Et c’est là qu’est l’erreur.
Pour bien comprendre les enjeux de cette discussion, il faut rappeler que Marx lui-même, quand il expose les catégories principales du capitalisme, n’en fait pas une présentation dans l’ordre du temps. La description de la structure du rapport social suit la logique et non la chronologie. Pourtant, ces catégories sont bien apparues dans le temps dans un certain ordre, mais cet ordre n’est pas celui de leur exposition théorique : et cela ne tient pas à des raisons de commodité de l’expression mais bien plus profondément au fait que leur rapports réciproques ne sont pas des rapports imposés par leur ordre d’apparition. La théorie expose la structure des rapports sociaux tels qu’ils sont au stade du capitalisme en tant que mode de production, indépendamment de l’histoire de l’émergence de la structure. Il s’agit là d’un parti pris théorique.
Le déroulement historique n’est donc pas identique au déroulement logique. Mais, évidemment, la structure décrite par la théorie n’est pas statique, elle est dynamique. Les catégories entretiennent entre elles des rapports que Marx n’hésite pas à qualifier régulièrement de « contradictoires » : voire, comme certains commentateurs l’affirment, c’est la contradiction elle-même qui est la structure. Les catégories sociales décrites dans leurs rapports logiques produisent donc des effets d’histoire. Produisent des effets d’histoire mais ne s’identifient pas à l’histoire.
C’est, je crois, ce qui doit se déduire de la méthode théorique de Marx. La dissociation de l’ordre logique et de l’ordre historique, opérée par Marx, conduit à poser de manière rigoureuse la différence entre histoire et théorie. La théorie condense en concepts la réalité sociale telle que l’histoire nous la donne. Dès lors, la théorie, post festum, voit dans l’expression ancienne des catégories de la logique sociale d’aujourd’hui le germe de ce qu’elles sont devenues. Mais tout comme pour le précurseur, dont on ne peut savoir qu’après qu’il est venu avant, la théorie ne peut repérer le germe que parce que la plante a fini par éclore. Ou, pour reprendre l’image utilisée par Marx, « l’anatomie de l’homme est une clé pour l’anatomie du singe 4) ».
Tant qu’il n’est question que du passé, la distinction entre théorie et histoire n’a que peu de portée. En effet, la question de savoir par exemple si la marchandise devait nécessairement aboutir au développement du capitalisme en tant que mode de production est une question sans objet. Ce n’est que parce que le capitalisme en tant que mode de production s’est développé ainsi que nous pouvons prendre la mesure de tout ce qu’est la marchandise : c’est donc seulement à partir du résultat que la question peut se poser à nous. Mais quand il s’agit de l’avenir, la distinction reprend toute son importance. Car si la plante permet de retrouver le germe, rien ne dit que le germe permet de déduire la plante, ou que l’anatomie de l’australopithèque suffit à anticiper l’anatomie de l’homme.
Ce que formalise la théorie, c’est l’expression, sous la forme du « concret de pensée » (pour reprendre l’expression de Marx), de la dynamique actuelle des rapports sociaux: mais la théorie ne prédit pas l’avenir. L’opération théorique qui s’attache à l’abstrait pour s’élever jusqu’au concret a besoin du présent comme concret pour identifier les catégories simples et abstraites : et ensuite, éventuellement, à rebours, comprendre l’histoire à travers ces catégories, et faire l’histoire de ces catégories. Mais cette opération ne peut pas se faire vers l’avenir. Les catégories simples dont les déterminations logiques nous permettent de construire le concret de pensée sont les catégories du présent. Nous les voyons agir aujourd’hui. Nous ne savons rien de leur devenir.
Quoi qu’ils s’en défendent, les théoriciens sont souvent guettés par le risque de succomber à ce qu’on pourrait appeler, avec un peu d’ironie, le « complexe de Hari Seldon ». Le théoricien affirme toujours que jamais, au grand jamais, il ne se risquerait à prédire l’avenir: mais dans les faits il ne peut s’empêcher de faire glisser son « ne pouvait que » du passé vers un « ne pourra que » du futur.
Cette longue digression était nécessaire pour comprendre la portée de la critique qu’il faut adresser au temps envisagé comme médiation. Rappelons les termes du problème. Il y a identité entre le prolétariat comme classe du capital et comme classe révolutionnaire. Cette identité ne vient pas comme les deux résultats séparés de deux processus parallèles, mais comme un seul résultat d’un seul processus. Cette identité est contradiction.
Si on est capable de s’en tenir à une distinction rigoureuse entre théorie et histoire, on peut admettre que le prolétariat soit simultanément un des termes de la reproduction du rapport social et révolution possible de ce rapport, en ce sens qu’une dynamique, contradictoire certes, le pousse à être à la fois l’un et l’autre : des effets de seuil, des mouvements secondaires, de multiples et impondérables événements déterminent alors qu’il soit effectivement ou l’un et l’autre, ou l’un, ou l’autre. La théorie elle-même, comme appréhension de la dynamique centrale, joue, par sa seule existence, un rôle qui ne laisse pas cette dynamique indifférente : cela répond alors à l’exigence inédite que pose la production du communisme (point que j’évoquai plus haut).
Si, en revanche, on s’obstine à confondre les niveaux d’analyse, alors on s’autorise à faire du temps une médiation, et on amalgame ainsi le processus réel et sa compréhension logique. Le temps est réduit à une médiation entre des termes de la structure, qui en dernière analyse produit l’histoire. La théorie, pure description du processus, est alors prédictive. Certes, elle ne prédit pas quand l’événement adviendra : mais elle prédit, dans les grandes lignes, le contenu de ce qui sera… Etre prédictif, ça ne se réduit pas à donner à l’avance la date de la révolution. Poser le temps comme une médiation logique, cela suffit, déjà, pour être prédictif.
Ce n’est pourtant pas cet aspect « boule de cristal » qui est le plus gênant. Ce qui est le plus gênant, c’est la confusion constamment opérée entre le processus historique réel et la saisie théorique du fonctionnement de la structure sociale, d’autant que la notion de « médiation temporelle » a aussi une raison d’être plus opportuniste puisqu’il s’agit de se démarquer de « l’immédiatisme » supposé du milieu radical.
Or, si «l’immédiatisme » est certes critiquable quand il se donne comme un immédiatisme du communisme (position qui est celle de L’Appel ou de L’insurection qui vient mais assurément pas de tout le « milieu radical 5) »), il ne l’est pas pour autant dans tous les cas, si on comprend de quel « immédatisme » il s’agit. Il ne s’agit pas, en effet, de l’immédiateté du communisme, mais de l’immédiateté de la question communiste. La théorie nous invite en effet à parler de la question communiste au présent. Ce n’est pas « un pari », c’est une nécessité qui découle de sa nature même : la théorie ne parle pas du futur, elle parle du présent. Ce qui donc est immédiat, dans le « milieu radical », ou du moins dans une partie de celui-ci, ce n’est rien d’autre que de poser la question communiste, voire d’agir dans un sens qui correspond aux nécessités d’une telle question. On comprend donc pourquoi je pense qu’il ne serait pas opportun de chercher à promouvoir le concept de « médiation temporelle », qui n’est rien d’autre que l’expression ramassée de la confusion théorique que j’évoquais plus haut, comme clé pour nous différencier d’un milieu qui partage le même objectif que nous.
Leon de Mattis